Trésor du mois : "Le Roman de Monsieur Sylvestre", poésie et chevalerie au temps de Du Guesclin
Le 06/04/2023 à 12h28 par Sophie Renaudin
Résumé

La bibliothèque municipale d’Angers conserve une exceptionnelle chanson de geste composée en 1378 du vivant même de son héros, Sylvestre Budes, cousin de Du Guesclin. Sièges, chevauchées, combats en champs clos mais aussi vicissitudes quotidiennes de troupes en attente de solde ou d’engagement émaillent un récit où domine la nostalgie d’un âge d’or chevaleresque.

 

 

Bruneau de Tartifume, gisant d'un chevalier dans l'ancienne église des Jacobins d'Angers, Rés. Ms. 995, t.1, p. 131

 

Conservé jusqu’à la Révolution à la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Aubin d’Angers, le « Roman de Monsieur Sylvestre » relate les campagnes militaires de Sylvestre Budes en Italie pour le compte du pape Grégoire XI alors en exil à Avignon, et dont le capitaine devait préparer le retour à Rome. A la tête de Bretons redoutés pour leur valeur guerrière, Britonum pestifer (« la peste bretonne »), Budes affronte les puissants condottières au service de la coalition des cités italiennes rebelles à la papauté, du printemps 1376 à la fin de l’été 1377. Écrit en français – d’où le terme de « roman », pour langue romane -, et versifié en octosyllabes, le texte se rattache au modèle traditionnel de la chanson de geste.

 

Guillaume de La Penne ou la résistance de l’idéal chevaleresque

 

Et tout home s’i doit myrer

Qui veult armes continuer

(« Il est celui que doit imiter tout aspirant à la carrière des armes »)

 

Amputé du premier feuillet, dérobé sans doute au début du XIXe siècle en raison de l’enluminure qui lui servait de frontispice, le texte est en revanche complet de son explicit qui révèle l’auteur de l’œuvre : le chevalier Guillaume de La Penne, mort en 1381.

 

 

Explicit du Roman, p. 56

 

Longtemps identifié comme le Breton La Pérenne, suite à une erreur de lecture par les Mauristes, premiers éditeurs du manuscrit au XVIIIe siècle, Guillaume de La Penne (13..-1381) est originaire d’Auvers-le-Hamon dans le diocèse du Mans, sur les terres de Louis Ier, duc d’Anjou et comte du Maine.

 

 

La première édition du "Roman" par dom Edmond Martène en 1700. L’erreur de lecture sera perpétuée dans les éditions suivantes des Mauristes

 

Peut-être formé à Angers dans le collège ouvert par l’abbaye cistercienne de Bellebranche, avec laquelle sa famille entretenait des liens étroits, La Penne est en contact précoce avec les compagnies de Du Guesclin. Plusieurs montres (recensement des soldats en vue du paiement de la solde) mentionnent son nom parmi les troupes commandées par le connétable.

 

 

Montre de Jean de Champagne, faite à Blois le 2 février 1371 (la date reportée sur le document est erronée), sous le gouvernement de Du Guesclin. BnF, NAF 8604, f° 29

 

Contemporain des grands capitaines de la guerre de Cent Ans, La Penne fait partie de la compagnie des Bretons que dirige Budes en Italie. Le « Roman » offre donc le témoignage nostalgique d’un soudoyer sur son capitaine, magnifié de son vivant même en chevalier exemplaire. Dans un contexte militaire en plein renouveau, marqué par l’évolution des armes, la violence accrue des combats et la concurrence des compagnies d’aventuriers sans foi ni loi, Guillaume de La Penne défend l’idéal chevaleresque, dont le choix de la chanson de geste signe la survivance littéraire et apparente Budes au preux Roland.

 

Sylvestre Budes : portrait d’un mercenaire breton

 

Mentionné dans les Chroniques de Jean Froissard et par Christine de Pisan dans sa Vie de Charles V, Sylvestre Budes n’a pas l’épaisseur historique d’un Du Guesclin, auquel il était apparenté.

 

 

Bernard de Montfaucon, Les monumens de la monarchie française, t.3, Paris, 1731. Au premier plan à droite, premier des grands officiers (de gauche à droite), Bertrand Du Guesclin

 

Né entre 1315 et 1325 près de Saint-Carreux (Côtes d’Armor), employé à plusieurs reprises par Louis Ier d’Anjou, Budes fait partie de ces Bretons fidèles au parti français, défaits par les troupes anglo-bretonnes de Jean III de Montfort lors de la bataille d’Auray en 1364. Laissés sans emploi et sans solde par le traité de Guérande en 1365, les Bretons forment d’encombrantes  compagnies tentées par l’autonomie. Afin d’écarter le fléau de ces routiers vivant d'exactions et de pillages, Charles V les envoie guerroyer sur des fronts éloignés. Budes combat ainsi en Allemagne et en Espagne, sous le commandement de Du Guesclin. Enrôlé par le pape Grégoire XI en 1376, il gagne l'Italie où il affronte ses ennemis d’hier, des mercenaires Anglais et Allemands au service des intérêts italiens.

 

 

Les campagnes militaires de Sylvestre Budes en Italie (avec l'aimable autorisation de Jean-Michel Cauneau et Dominique Philippe)

 

Dans le "Roman," Budes est saisi dans un intervalle très bref de sa vie, quelques mois à peine, sans autre retour sur son passé que son adoubement par Jean II de Malestroit, en 1376. Comme surgi de nulle part, si ce n’est de la nostalgie du narrateur (« Une nuit, en Italie, je me pris de nostalgie pour la vie d’un chevalier de haute valeur que l’on appelle Monsieur Sylvestre»), Budes s’affirme comme un capitaine redoutable par sa promptitude de décision, son énergie au combat et la célérité de ses déplacements. Héros du Combat des Dix, minutieusement organisé selon le rituel chevaleresque, il apparaît également dans le « Roman » comme un inlassable négociateur. Les âpres tractations pour fixer le montant de la solde ou assurer son versement envahissent à plusieurs reprises le récit. A l’opposé du modèle chevaleresque, et dans un contexte de professionnalisation croissante de la guerre, Budes se révèle davantage un mercenaire pour qui l’engagement contractuel, à la fois source de revenus et garant de la légitimité guerrière, est vital.

 

 

Le Laboureur Jean, Histoire du Mareschal de Guébriant , Paris, 1656. Frontispice gravé par François Chauveau. La Bretagne couronne ses héros : Sylvestre Budes est le deuxième en partant de la gauche. Il tient une bannière aux armes de la papauté

 

Indéfectiblement attaché à la compagnie dans laquelle il a servi et à son capitaine, La Penne peint Budes sous son meilleur jour. Les massacres de civils à Césène et à Rome, qui ont horrifié les contemporains de Budes, sont traités légèrement, en quelques lignes. Rien n’est dit non plus de la fin tragique du capitaine, arrêté en 1380 par le bailli de Dijon et exécuté pour des raisons jamais élucidées.

 

Les énigmes du manuscrit

 

Le manuscrit conservé à Angers a été copié en 1390 à Avignon par un certain Guillaume Corr, avec deux autres œuvres, une défense de la légitimité du pape d’Avignon Clément VII, qui succède à Grégoire XI, et une commémoration de Du Guesclin. Le commanditaire de la copie demeure inconnu. Pourquoi exhumer les exploits de Budes, personnage controversé et mort dans des circonstances infamantes ? La cour d’Anjou séjourne alors en Avignon depuis l’automne 1389. La noblesse angevine s’apprête à embarquer début 1390 à la conquête du royaume napolitain avec son jeune souverain Louis II d’Anjou, couronné roi de Sicile par Clément VII dans son palais d’Avignon, lors de la précédente Toussaint. Peut-être chanté par quelque menestrel au cours d'un banquet, le récit des expéditions victorieuses de Budes dans la péninsule ne tendait-il pas un fascinant miroir aux desseins conquérants du duc d’Anjou et de ses chevaliers ?

 

Une édition exemplaire

 

Le Roman de Sylvestre Budes vient d’être réédité intégralement aux Presses universitaires de Rennes et transcrit en français moderne par Jean-Michel Cauneau et Dominique Philippe, avec une préface de Marc-Édouard Gautier. Par sa riche introduction et ses notes, il constitue un extraordinaire ouvrage de référence, disponible en prêt à la bibliothèque municipale. 

 

 

 

 

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