Trésor du mois :Cimetières et squelettes
Le 02/11/2024 à 10h06 par Marie-Luce Fabre
Résumé

Hantise universelle, la mort est un thème omniprésent dans les textes et l’iconographie de toutes les époques. En ce mois de fête des Défunts, la Bibliothèque en propose quelques illustrations, parfois non dénuées d’humour… macabre.

 

 

Le triomphe de la mort (détail), par Brueghel l'Ancien, huile sur bois, 1562-1563

Madrid, Musée du Prado

 

***

 

 

Livre d'heures à l'usage de Saint-Serge d'Angers,

réalisé à Angers pour une commanditaire de cette ville.
Manuscrit enluminé sur parchemin, vers 1460-1465.

Bibl. mun. Rés. Ms. 3720

 

Le cimetière (étymologiquement : « lieu où l’on dort ») chrétien, enclos autour de l’église paroissiale, naît au Xe siècle. À partir de cette période, il est béni et consacré par l’évêque, rite qui lui confère un nouveau statut en le plaçant sous l’autorité de la hiérarchie ecclésiastique et du droit canon. Il devient un espace d’inhumation obligatoire et exclusif, hors duquel il n’est pas de salut pour les fidèles. En sont écartés tous ceux qui sont morts sans la communion de l’Église : enfants non baptisés, hérétiques, excommuniés, suicidés, juifs (qui possèdent leurs propres lieux d’inhumation).

L’agencement des tombes ne fait l’objet d’aucun écrit et obéit à la coutume. Deux liturgistes, Jean Beleth (XIIe s.) et Guillaume Durand, évêque de Mende au XIIIe s., précisent cependant que les morts doivent être enterrés simplement revêtus d’un suaire, mais chaussés, pour bien montrer qu’ils sont prêts à se lever au jour du Jugement dernier.

Dans la majorité des cas, l’ensevelissement est effectué en pleine terre, mais l’usage du cercueil se répand à partir du XIIIe s. Le défunt est enveloppé dans un linceul - pièce de drap en lin ou chanvre - qui peut être noué, épinglé ou cousu. Tête orientée à l‘ouest, le corps est placé sur le dos afin que la face regarde toujours vers le ciel. La profondeur des sépultures atteint en général 4 ou 5 pieds (environ 1,15 m). Le cimetière n’est pas un lieu figé : son sol est régulièrement retourné, les ossements les plus anciens étant exhumés et déposés dans un ossuaire pour faire place aux nouveaux défunts.

L’inhumation suit rapidement le décès, annoncé par le glas afin que les fidèles prient pour le trépassé. Selon Jean Beleth, les cloches sont sonnées à deux coups pour une femme, trois pour un homme. Le cérémonial funèbre débute par l’office des défunts, suivi d’une messe, de l’absoute (rite d’absolution autour du cercueil), du transport du corps à sa dernière demeure, de la mise en terre.

La miniature de ce livre d’heures est placée en tête des pages consacrées à l’Office des morts (fol. 99-135 v°) : la lettrine ornée d’un crâne marque le début du psaume Dilexi quoniam exaudiet Dominus. Elle illustre le trajet du corps vers sa sépulture, que deux fossoyeurs creusent au sein d’un cimetière circulaire, clos de murs, planté d’arbres, dont les pierres tombales non ordonnées adoptent une forme en bâtière. Le cercueil est recouvert d’un drap mortuaire bleu azur semé de croix de Jérusalem, ce qui semble indiquer que la dépouille est celle d’un personnage d’un certain rang. Il est précédé de quatre prêtres et suivi de pleurants encapuchonnés.

 

 

 

Cy est le Compost et kalendrier des bergiers nouvellement refait autrement composé que n'estoit par avant […], Paris, Guiot Marchant, 18 avril 1493.

Imprimé sur vélin. Gravures enluminées par le Maître de Robert Gaguin.

Bibl. mun. Rés. SA 3390

 

Lointain ancêtre des almanachs populaires du XIXe siècle, le Calendrier des bergers comporte plusieurs pages sur les fins dernières, inspirées des nombreux opuscules exaltant l’art de bien mourir qui se diffusent au XVe siècle. C’est d’ailleurs l’imprimeur de la présente édition du Calendrier, Guy Marchant, qui publie en 1483 la première impression parisienne de l’Ars moriendi ainsi que les deux premières de la Danse macabre, en 1485 et 1486.

La mort est certaine, son heure incertaine : il convient donc de s’y préparer afin d’être prêt lorsqu’elle surviendra, et d’échapper à la damnation éternelle.

 

« Homme arme toy contre l’eure future forte et dure car mort de sa poincture

Te picquera de sa cruelle darde mais scez tu quant demain par aventure

Ou auiourd’huy pourtant donne t’en garde. […]

 

Las vous voiez tous les iours mort venir qui est la fin que vous devez actendre

Et ne savez que peuvent devenir les esperitz quant les corps sont en cendre

Les bons vont sus, les mauvais fault descendre en une chartre oscure et tenebreuse

Où est vermine immortelle angoisseuse : misère, ennuis, faulte et nécessité

Fain, soif, pleur, cry et toute adversité, horreur, paour, fraieur inenarrable

Mort sans mourir, désespoir et tristesse, feu sans lumière et froit intolérable

Qui tousiours dure et qui iamais ne cesse. »

 

Depuis les XIIIe et XIVe siècles, le dogme de l’existence du purgatoire - lieu intermédiaire entre le paradis et l’enfer - s’est peu à peu imposé. L’âme en est libérée au bout d’un laps de temps variable, déterminé par le poids des péchés commis et la quantité des « suffrages » des vivants. Tandis que la contrition finale permet d’éviter l’enfer, les prières, messes et aumônes hâtent la rédemption.

Dans les églises urbaines, le clergé se dédouble. Curés et chanoines y côtoient une multitude de chapelains dépendant des fondations pieuses, dont le rôle consiste à réciter à longueur de journée des offices pour les trépassés. De même foisonnent les confréries laïques chargées de s’occuper des défunts et de prier pour leur salut.

Le culte des morts, destiné à les rapprocher des vivants, atteint ainsi une sorte de paroxysme, quatre siècles après l’instauration d’une fête de tous les défunts le 2 novembre à l’abbaye de Cluny, dans les années 1030.

 

 

 

Heures à l’usage de Bourges, Paris, Simon Vostre, 1508.

Cycle de la danse macabre : gravures sur bois de Jean Pichore.

Bibl. mun. Rés. T 1345

 

Le thème de la danse macabre connaît un extraordinaire succès à la fin du Moyen Âge. Procession de couples issus de toutes les strates de la société, formés d’un vivant entraîné par son double squelettique dans une danse vers le trépas, elle rappelle le caractère implacable et égalitaire de la mort. Du pape et de l’empereur jusqu’au laboureur et à l’enfant, homme ou femme, nul n’y échappe.

C’est de l’œuvre monumentale exécutée en 1424 au cimetière des Innocents, à Paris, que naît son immense popularité, constante au fil des siècles, qui irrigue littérature, musique et iconographie. Cet ensemble pictural se composait de fresques accompagnées de légendes versifiées, réalisées sur les galeries du charnier des Lingères, détruit au XVIIe siècle. Quant à l’adjectif « macabre », aujourd’hui usuel, dont l’origine demeure controversée, il pourrait faire référence au livre des Maccabées utilisé par extraits dans la liturgie des défunts.

Dans les Heures à l’usage de Bourges, le cycle de la danse macabre, illustré par les vignettes marginales de Jean Pichore, encadre les prières des vigiles des morts : l’épousée, la « mignote », la fille pucelle, la garde d’accouchée, la jeune fille et la religieuse sont conduites vers leur fin. Dans la marge inférieure de chaque page sont représentés deux transis (vision du corps décomposé), figure fréquente dans la sculpture funéraire de l’époque.

 

 

 

Office de la Vierge Marie à l'usage de l'Église catholique, apostolique et romaine,

Paris, Jamet Mettayer, 1586.

Bibl. mun. Rés. T 1341

 

Les années 1580 sont marquées par un fort renouveau de la spiritualité et de la ferveur religieuse. Le roi Henri III qui fait preuve d’une intense dévotion, parfois empreinte d’une certaine morbidité, fonde en moins de deux ans – de 1583 à 1585 – quatre confréries vouées à la pénitence et à la mortification.

Créée en 1585, la Compagnie des Confrères de la mort compte 16 membres, y compris le roi lui-même, qui se réunissent chaque semaine dans une chapelle du Louvre pour réciter des prières et des litanies. C’est à leur intention que sont commandées et conçues en 1586-1587 les reliures macabres dont quatorze sont aujourd’hui conservées, quatre d’entre elles comportant un décor doré. Toutes recouvrent un Psautier de David ou un Office de la Vierge (tel est le cas de l’exemplaire d’Angers) ouvrages publiés en 1586 à Paris par Jamet Mettayer.

Le décor en est saisissant : au centre de la reliure de maroquin brun se tient un squelette muni d’une faux et d’un sablier, dans un cadre à semis de larmes, avec os croisés et crânes aux angles. Il est surmonté d’un candélabre environné d’objets funèbres assemblés : pelle, faux et pique-cierge croisés ; torches et cloches ; cercueil et croix de procession ; bénitier et goupillon. Le dos est orné d’un cercueil entre quatre candélabres, entouré d’un semis de larmes.

 

 

 

Recueil historique sur l'ancienne province d'Anjou, tome I,

par Jean-Jacques Berthe, à partir de 1829.

Dessin de 1832.

Bibl. mun. Rés. Ms. 1029 (1)

 

À Angers comme dans le reste du royaume les cimetières sont attenants à l’église paroissiale, sauf ceux de Saint-Laud ou de la Trinité, situés à une légère distance.

Le dessin tracé par Berthe livre un témoignage de l’état du cimetière de la Trinité peu avant son déplacement, à la fin du XVIIIe siècle. Au premier plan subsiste la chapelle funéraire Notre-Dame-de-Pitié abritant au-rez-de-chaussée le tombeau des Du Fay, dont une litre (bandeau funéraire) reproduisait les armes. Le Saint-Sacrement est exposé à l’étage lors de la fête du Sacre (Fête-Dieu). À proximité est représentée la chaire à prêcher construite au début du XVe siècle « au-dessus de laquelle il y avait des toiles tendues pour mettre le prédicateur et les auditeurs à couvert ». L’ancienne église Saint-Laurent est visible à l’arrière-plan, avec sa nef à ciel ouvert.

Quelques tombes apparaissent çà et là, renvoyant à la description détaillée du cimetière rédigée par Bruneau de Tartifume au début du XVIIe siècle. Ce dernier remarque plusieurs sépultures médiévales, très dégradées, que la tradition attribue à des seigneurs anglais contemporains des Plantagenêts. Certains monuments présentent une « lame » [plaque] de cuivre ou d’ardoise, avec ou sans épitaphe ou armoiries ; d’autres consistent en de simples dalles posées à même le sol ou reposant sur des colonnettes ; d’autres encore sont érigés en bâtière. Dans la plupart des cas, il s’agit de tombes simples, comme celle de Philippe Bruneau, père du narrateur, qui lui a composé une épitaphe :

 

« Si des morts tu as du souci 

Philippes Bruneau gist ici. 

Passant prie Dieu pour son âme 

Vivant il a eu bien et mal 

L’homme iuste semble au métal 

Qui n’a beauté que dans la flame »

 

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les autorités envisagent le transfert des cimetières urbains hors les murs, en raison de leur insalubrité supposée. Cette réflexion se développe également à Angers, où un programme de transfert, non exécuté, est élaboré dès 1767. En 1785, l’évêque interdit les inhumations dans les anciens cimetières. La même année, on décide de déplacer six d’entre eux vers le terrain du Clon, acquis par la Ville à cette fin vers 1776. Il reste le principal lieu d’inhumation jusqu’à la création du cimetière de l’Est en 1848. Le cimetière de la Trinité est quant à lui transféré en 1786 au lieu-dit Guinefolle, d’où les tombes migrent en 1813 vers le pâtis Saint-Nicolas, futur cimetière de l’Ouest.

 

 

 

L'Entarr'ment du père Taugourdeau, Angers, Le Bibliophile angevin, 1923.

Texte de Marc Leclerc, gravures sur bois et maquette de la reliure par Jean-Adrien Mercier.

Fonds André Bruel. 

Bibl. mun. Rés. FB 248

 

Lors de son trépas, le père Taugourdeau, mécréant et buveur impénitent, au point « qu’on racontait que, d’tout’ sa vie, î n’avait point bu eun’ goutt’ d’eau », est couché dans son cercueil avec une bouteille dans chaque main, à l’insu du curé. La messe d’enterrement, à laquelle le prêtre a finalement consenti, ne se déroulera pas comme prévu…

Ce rimiau - historiette rimée en patois angevin - a d’abord été « dit » par Marc Leclerc le 15 mars 1923 à l’occasion du 109e Dîner du vin d’Anjou, qui réunit les Angevins de Paris. Il y obtient un grand succès. « C’est d’ailleurs une vieille histoire que j’ai entendu raconter à un Parisien avant la guerre 14-18 et que Marc Leclerc a mise en vers tout simplement », se souvient son compatriote patoisant Émile Joulain. Le texte, d’une truculence rabelaisienne, est dédié à Louis Ballu, aumônier des poilus pendant la Grande Guerre.

L’éditeur et relieur angevin André Bruel entreprend aussitôt de le publier, annonçant pour le mois de novembre 1923 un tirage de 500 exemplaires, qui sera rapidement épuisé. Il en confie l’illustration à Jean-Adrien Mercier, qui imagine plusieurs vignettes gravées sur bois et élabore la maquette de la reliure. Pour cette dernière, il invente un crâne hilare à côté d’une bouteille, interprétation fidèle du récit, inscrite dans un encadrement noir semé de larmes argentées. Il est ainsi fait écho aux reliures macabres du règne de Henri III et, sans doute, aux faire-part d’enterrement du XIXe siècle, abondamment ornés de larmes.

 

 

 

Chef de la mort, par Marie-Dominique Pot.

Ex. n° 1/4, signé par l'artiste. Papier piqué et cousu de fil blanc sur un cartonnage.

Donation de Daniel Leuwers à la Bibliothèque municipale d'Angers, 13 novembre 2015.

Bibl. mun. Rés. Ms. 2732

 

 

Dans l’iconographie de l’Apocalypse, l’image du squelette est le plus souvent employée pour figurer le quatrième cavalier, la Mort, chevauchant un cheval pâle (VI, 8).

Mais ici, c’est pour représenter le Vivant que Marie-Dominique Pot dessine deux squelettes, dont l’un est armé d’une faux. Son illustration s’applique aux paroles prononcées par celui qui se dit « Le Premier et le Dernier », victorieux de la mort :

 

« J’étais mort, et me voilà vivant pour les siècles des siècles ; je détiens les clés de la mort et du séjour des morts. Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, ce qui va ensuite advenir ».

I, 18 et 19

 

Elle les a toutefois légèrement détournées par le glissement de « clés » en « chef » [tête], matérialisé par une breloque en forme de crâne rouge attachée au livre par un fil de même couleur.

En 2002, le poète Daniel Leuwers forge le concept de « livre pauvre », simple feuille de papier pliée dont le texte et l’illustration peuvent relever d’un ou deux artistes, intervenant en dialogue. D’un tirage extrêmement faible (nombre d’exemplaires limité à 4, 5 ou 6), ni commercialisé ni échangé, le livre pauvre se situe à mi-chemin du livre de bibliophilie et du livre d’artiste. Depuis ses débuts, il répond à différents thèmes, proposés d’ordinaire par Daniel Leuwers : Du Bellay, Gaspard de la nuit ou l’Apocalypse en font partie, sur lesquels Marie-Dominique Pot a réalisé plusieurs créations. Les collections de la Bibliothèque d’Angers comptent aujourd’hui plusieurs dizaines de livres pauvres.

 

 

 

Joëlle Jolivet, Jean-Luc Fromental, Os court ! Paris, éditions Hélium, 2015.

La belle Josefina et son orchestre tropical.

Maquette de cette illustration acquise par la Bibliothèque d'Angers en 2020.

 

Joëlle Jolivet, dessinatrice et illustratrice de livres pour la jeunesse, pratique particulièrement la linogravure (gravure sur linoléum). Elle a publié plusieurs albums en duo avec Jean-Luc Fromental, dont une histoire cocasse de squelettes, Os court ! parue aux éditions Hélium en 2015.

Les deux auteurs, rebaptisés pour la circonstance Joslivet et Frosmental, y rivalisent d’inventivité graphique et lexicale pour raconter les événements inquiétants survenus dans la tranquille ville d’Ostendre – 1 275 âmes, 270 300 os. Une créature monstrueuse y dérobe leurs os aux habitants terrifiés.

« Mais que fait la police ? s’indigne le Nouvel Os, le quotidien local ». Les squelettes cherchent l’oubli dans la fête au Lapinos Agile, le cabaret du port. La belle Josefina, « chanteuse tropicale » habillée d’une ceinture de bananes, et Los Machocambos y « font danser tous ces os au rythme carnaval de la Ossa nova ».

L’énigme est résolue par le fameux détective Sherlos, armé de sa pipe et d’une calculette.

 

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