Forteresses voyageuses. Julien Gracq en Italie
Le 10/12/2021 à 21h46 par Marc-Édouard Gautier
Résumé

Texte d'Hélène Gaudy

pour l'exposition Julien Gracq, l'œil photographique

 

Les canaux sont étroits mais creusés d’un reflet. 
Les maisons ont leurs doubles à la frange brune du canal.
L’immobilité semble précéder les images — la ville déjà figée avant le déclencheur.
Une constante les traverse : l’impression que le photographe ordonne très peu ses prises, intervient le moins possible, cherche à disparaître. 

 

La plupart des images de Julien Gracq pourraient avoir été prises n’importe où, presque n’importe quand. Une route espagnole prend des airs de highway américaine. Un cimetière alpin ressemble à un décor de western. Toutes, elles semblent baignées par la même lumière, frottées aux mêmes couleurs légèrement passées, parfois étrangement crues, surexposées. 
Il ne s’intéresse pas aux singularités exotiques, aux détails pittoresques de chaque pays, chaque ville — surtout si, comme Venise, elles sont déjà des mythes. Il capture des espaces intermédiaires, des fragments de lieux composites. Il fabrique du commun, du continu.
Son œil de photographe se détourne de la précision qui est la sienne dans l’écriture pour jeter sur les choses un voile de lumière blanche, les laisser déborder d’un cadre peu défini, comme s’il hésitait à prélever du réel un fragment net, pour laisser chaque image infléchir la suivante.

 

Il ne s’attarde pas sur ce qui marque le lieu, l’époque. Seul ce garçonnet, à droite d’une des images d’Italie, pourrait nous situer dans le temps, mais à peine, légèrement, et ses vêtements, dans la simplicité de l’été, restent intemporels tandis qu’il s’éloigne en nous refusant son visage, intrus qui bientôt aura quitté le champ.
Et puis il y a cette femme qui traverse un pont, dont on ne voit que la coiffure et l’habit sombre, cette femme qui ne semble pas photographiée pour ce qu’elle apporte à l’image mais pour ce qu’elle lui retranche — une impression d’éternité, une composition trop sage que son corps vient briser.
Les êtres lestent les paysages mais ce n’est jamais eux qu’on regarde, jamais leur mise ou leur provenance, leur appartenance sociale, les particularités de leurs visages. Ils sont le commun des hommes, des femmes, des enfants. Ils sont notre incursion dans des lieux dont ils ne précisent rien, dont ils accentuent au contraire l’impermanence.

 

*

 

De Venise, il donne à voir l’ombre froide, nordique, coupante*  : l’appareil n’a gardé aucune trace des jours de marchés, de tous les petits bruits de cette vie menue et attachante, hollandaise. Il ne montre rien de ce qu’il y a vécu, des souvenirs qu’il s’y est construits. L’appareil dénude, dépouille, arrache. C’est autre chose qu’il cherche avec l’image, quelque chose qui se rapproche, peut-être d’« un embarcadère vers des limbes temporels », d’« une dérive attrayante au long des siècles morts vers les échouages de la non-durée […], où les traces déjà figées de l’Histoire semblent s’engluer peu à peu dans les processus plus ralentis de la pure sédimentation. »

Venise est une ville étrangement semblable à son fantasme. Elle ne semble pas subir la juxtaposition de couches temporelles qui, ailleurs, forment une ville — si hermétique à l’extérieur qu’elle pourrait bien sombrer d’un bloc, comme sombre un navire, comme on sombre du refus de se frotter au monde. 
Les miroirs ne la déforment pas, au contraire. 
Elle possède une fidélité de trompe-l’œil qui rend la marche troublante, l’arpentage irréel, reléguant les images qui la représentent au rang d’esquisse, de canevas.

 

Venise n'est pas, comme Rome, une machine à remonter le temps, mais plutôt une machine à l’effacer, écrit Gracq. Et cette phrase, et cette ville, viennent singulièrement rencontrer sa pratique de l’image. Toute sa photographie, comme Venise, est à la fois une île et un navire — microcosme qui glisse et attrape les scories, les souvenirs, forteresse voyageuse, sensible comme une rétine.


*


De Rome, cette « machine à remonter le temps », il ne saisit que les ruines, les plans d’eau où se reflètent les cyprès. Il semble d’abord qu’il ait arrêté le navire pour l’amarrer ici, dans cette escale lointaine, fixant sur cette ville, pourtant peuplée et vive, un œil sans cesse écarquillé. 
Jamais les paupières ne se ferment, et ainsi on dirait, dans cette lumière quotidienne, qu’il cherche, plutôt qu’à immortaliser un décor, à saisir un mouvement qui ne vient jamais.

Ses images ne ressemblent pas à des images de ruines. Elles ne les figent pas avec la solennité, le didactisme d’usage qu’ont souvent les images qui s’attaquent à l’Histoire. Gracq photographie les ruines comme un faubourg bondé, une bretelle d’autoroute, un chemin de terre, comme des lieux récemment désertés où l’on s’attendrait à voir passer, le plus naturellement du monde, une silhouette aussi banale, finalement, qu’à Venise les femmes en noir et les enfants.
On dirait qu’il cherche à saisir autre chose que ce décor millénaire, cette architecture, ces pierres. Peut-être parce que dans ce monument-là, précisément — la villa Hadriana qu’on reconnaît sur deux de ses photographies — l’essentiel n’est peut-être pas ce qu’on voit mais un patrimoine bien plus immatériel qui, il y a longtemps, y a été déposé.

 

 

La villa Hadriana était une cité entière, avec ses bâtiments thermaux et administratifs, ses bibliothèques, ses fontaines, ses jardins, une ville dont un immense réseau souterrain redoublait le labyrinthe pour fluidifier la circulation dense de ce réseau qui fut autant une cité qu’une fête.
Mais ce lieu de vie était aussi, du vivant même de l’empereur Hadrien, un lieu de mémoire. Il souhaitait y représenter le séjour des morts et les souvenirs de ses voyages, l’orner des fragments de tous les paysages qu’il avait découverts et aimés. Il la voulait reflet de ses découvertes aux quatre coins de l’empire, creuset des images qui étaient, un jour, passées devant ses yeux et qu’il avait gardées, imparfaites et nombreuses, comme les lointaines prémisses de la photographie.

 

Dans une partie de la villa, le Canope, l’Empereur voulait garder le souvenir de l’amour : un hommage à Antinoüs, son jeune favori mort noyé dans le Nil alors qu’il n’avait pas vingt ans, Antinoüs dont il tenait tant à conserver la mémoire qu’il avait ordonné à des prêtres de sauver son visage en moulant sur la cire funèbre un masque d’or, beau visage de l’amant qui bientôt serait reproduit sur des centaines de statues, de pièces de monnaies, d’amulettes répandues dans tout l’Empire, la perte de l’amour créant, déjà, le besoin d’une image reproductible.

 

La villa Hadriana est un coffre, une boîte à souvenirs. Ce ne sont pas les murs qui comptent, les vieilles pierres, mais la multitude des images invisibles.
Dans celles de Gracq subsistent une hésitation, une inquiétude : le pressentiment que les ruines ne suffisent pas, qu’il y a autre chose à saisir — le souvenir d’un amour, d’un voyage, d’un geste que l’appareil semble guetter entre les colonnades, les ombres indéfinies ou quelque part derrière les arbres, dans les nombreux points aveugles que ménagent ces images. 

 

Je pense aux paysages de Gracq, à ses paysages écrits. À leur faculté d’être ainsi chargés d’une histoire dont ils gardent la trace sans pour autant définir ses contours — une histoire mouvante, passagère, dont les êtres comme les pierres ne sont que des supports éphémères. Quelque chose, quelqu’un est passé en ces lieux et pourrait bien revenir. L’écriture comme la photographie sont alors un affût, un passage. Puisque jamais le regard ne se pose, l’œil reste toujours ouvert.

 

Hélène Gaudy

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