Un passionnant album photographique de 1870-1873 récemment acheté par la bibliothèque municipale témoigne du sauvetage extraordinaire d’un trésor sous-marin par l'Angevin Ernest Bazin, en même temps qu'il offre quelques uns des plus anciens incunables de la photographie sous-marine
Un album photographique rare, acquis en vente aux enchères
En juin 2020 lors d’une vente aux enchères, la Bibliothèque municipale d’Angers a pu acquérir un intrigant album photographique (Rés. PH 119). Il provient de l’ingénieur Ernest Bazin (Angers, 1826 – Paris, 1898). Méconnu de nos jours, sa notoriété a été effacée par celles de son neveu René Bazin et de son arrière-petit-neveu Hervé Bazin, tous deux romanciers. Pourtant, de son vivant, cet ingénieur a breveté de nombreuses inventions qui ont attiré l’attention des plus grands tels que l’Empereur Napoléon III et l’Impératrice Eugénie.
Cet album inédit de neuf clichés, tirés sur papier albuminé, présente des vues de navires, d'un observatoire sous-marin, de canons repêchés des eaux, de plongeurs au travail, et deux images mystérieuses en milieu sous-marin. Un autre tirage d'un des clichés a été localisé dans une collection espagnole privée et deux autres parmi les archives du Musée de la Marine d'Allemagne.
Ernest Bazin et son observatoire sous-marin. ©Bm Angers
Les galions de Vigo ont défrayé la chronique entre 1869 et 1872, allant jusqu’à devenir la cible des caricaturistes et faire les choux gras de la presse. Cette expédition sous-marine est une chasse au trésor digne d’un roman d’aventure. Tout remonte à 1702 durant la guerre de succession espagnole : la bataille de Vigo, dite aussi de Rande, voit s’affronter le 23 octobre 1702 les coalitions anglo-néerlandaises et hispano-françaises. Les galions espagnols, chargés des plus grands trésors ramenés d’Amérique font naufrage dans la baie de Vigo, emportant or, argent et bijoux au fond de l’Océan près des côtes de Galice.
Les expéditions d’Ernest Bazin à Vigo
La première expédition court de décembre 1869 à juin 1870. Un concessionnaire français, le banquier Hyppolite Magen, obtient l’autorisation du gouvernement espagnol pour effectuer un sauvetage des épaves. Il fonde en 1869 la Compagnie de sauvetage des galions de Vigo grâce à une souscription. Ernest Bazin, à la tête de l’expédition, part de Nantes sur la goélette Julien-Gabrielle, équipé de plusieurs de ses inventions : un projecteur sous-marin, une cloche à plonger et un extracteur d'épaves. Le rapport qu’il publie en 1873 offre un témoignage précieux. L’ingénieur y consigne son carnet de bord et publie des courriers officiels destinés à ses administrateurs. L’autre source permettant de contextualiser ces photos est le témoignage d’Hippolyte Magen publié la même année.
Dès cette première phase, Bazin parvient à cartographier la baie de Vigo et à localiser la plupart des épaves. Au sein de l’Almirante il trouve des lingots d’argent qui lui donnent la certitude que le trésor est bien là. L’expédition attise la curiosité de la presse généraliste et spécialisée. Le peintre Henri Durand-Brager, qui participe à l’expédition, publie deux articles dans L’illustration, dont le ton donne les airs d'une quête de l’Atlantide à ce sauvetage sous-marin. Pourtant, la réalité est bien loin de l’image romanesque donnée dans la presse. La situation météorologique est désastreuse : Magen évoque constamment des tempêtes et une météo particulièrement rude et froide, un des pires hivers qu’ait connu la région ! Il décrit aussi les souffrances des plongeurs qui sont amenés à faire de longs séjours sous l’eau et souffrent de grandes douleurs musculaires. Deux mois d’expédition sont prévus mais il en faut finalement cinq pour achever ces premiers repérages et la Société doit récolter vingt mille francs supplémentaires auprès des actionnaires. La mission s’achève en juin 1870. L’illustration (2 juillet 1870, p. 9).
Au début de la guerre franco-prussienne, les marins sont rappelés et Bazin rentre à Angers. L’ingénieur recycle une de ses inventions pour aider les troupes françaises : son projecteur utilisé pour les fonds sous-marins aide en effet à débusquer les Prussiens la nuit durant le siège de Paris.
Les quelques lingots trouvés en 1870 et l’espoir d’en trouver davantage permettent le lancement d’une seconde souscription en 1872, de plus grande ampleur. Deux mille actions de 500 francs sont émises. Cette fois l’équipage d’Ernest Bazin parcourt la baie à bord d’un navire nommé le Vigo. Les articles de presse sont moins nombreux sur cette seconde expédition (mai-juillet 1872). Les piètres résultats de cette seconde expédition entraînent un scandale financier et moqueries de la presse contre les souscripteurs.
Bazin, Rouquayrol et Denayrouze. Cliché attribué à Henri Durand-Brager. ©Bm Angers
Sur la sixième photographie de l’album trois personnages ont été identifiés : Ernest Bazin, un pied posé sur le canon remonté de l’Océan ; à ses côté deux plongeurs ; puis Benoit Rouquayrol qui ajuste l’appareil d’un des plongeurs ; et enfin Auguste Denayrouze qui tient un bâton semblant maintenir le canon. Ces deux derniers sont les inventeurs du scaphandre autonome, brevet décoré d'une médaille d'or à l'Exposition universelle de Paris en 1867. Les inventeurs du scaphandre étaient donc présents pour superviser le travail des plongeurs. Dans son journal publié en 1872 Hippolyte Magen évoque Denayrouze comme directeur des opérations, cependant il ne cite à aucune reprise Rouquayrol.
Malgré l'échec de cette seconde campagne, Ernest Bazin, dans son rapport de 1873, espère une nouvelle collecte de fonds et évoque la possibilité de poursuivre l’aventure. En vain.
Bazin, inventeur de la photographie sous-marine ?
Dès l’été 1866, journaux et revues savantes s'étaient fait l’écho des expériences de photographie sous-marine menées à Lorient et Cherbourg par Ernest Bazin. Récent inventeur en 1864 d’un puissant éclairage électrique sous-marin puis d’une cloche à plonger présentée à l’Empereur en 1865, Bazin avait équipé cet observatoire sous-marin d’une chambre photographique. La revue du Génie industriel annonce que Bazin y a réalisé plusieurs épreuves. Mais aucune d’elles ne subsiste.
L'album acheté en 2020 nous fait découvrir à plusieurs reprise cette cloche à plonger. L'expédition de la baie de Vigo est l'occasion pour Bazin de poursuivre ses premières expériences de photographie sous-marine avec l'aide du peintre de Marine, Henri Durand-Brager. En une du Gaulois du 7 juin 1870, il est même annoncé une exposition de ces clichés, très certainement ceux du nouvel album de la bibliothèque municipale. Durand-Brager, dans le récit de ses plongées, témoigne que sous l’effet de l’éclairage, « l’observatoire est noyé dans une mer de paillettes d’or et de saphirs (...) d’une intensité extrême [qui va] en s’évanouissant se perdre dans la nuit des eaux. (...) C’est féérique et indescriptible. (...) Tout cela se distinguait comme en plein soleil » (L’Illustration, 2 juillet 1870). Deux clichés de l’album cherchent à rendre compte de cette féérie sous-marine.
Représentation de l'observatoire sous-marin près de l'épave du Santa-Cruz, sous l'effet de l'éclairage sous-marin © Bm Angers
Mais ces essais étaient-ils de qualité suffisante ? Ces clichés sont-ils réellement photographiés sous l'eau ? Un examen attentif montre qu’il a fallu à Durand-Brager photomontages et peintures pour créer des clichés lisibles. Peut-être a-t-il même photographié ses peintures inspirées de ces observations sous-marines. Ces œuvres témoignent d’une recherche précoce de photographie sous-marine, d'une tentative de prouver l'efficacité du dispositif d'Ernest Bazin. L’invention de la photographie sous-marine est ordinairement attribuée à un autre Français, Louis Boutan (1859-1934) en 1886. Cet album d'Ernest Bazin et ses essais de restitution de l'atmosphère sous-marine n'en revêt que plus d'intérêts.
Jules Verne dans la baie de Vigo : le capitaine Nemo aurait-il doublé Ernest Bazin ?
En 1869 Jules Verne publie Vingt mille lieues sous les mers, d’abord sous forme de feuilleton dans Le Magasin d’éducation et de récréation, puis édité en deux parties chez Hetzel en 1869-1870. Il y raconte l’histoire du capitaine Nemo, inventeur d’un prodigieux sous-marin, le Nautilus, qui fonctionne grâce à l’électricité. Alors que le sous-marin est pourchassé par la marine américaine, il recueille à son bord le professeur Aronnax, son serviteur, et le harponneur canadien Ned Land, les transportant dans un voyage sous-marin extraordinaire. Jules Verne intitule un des chapitres « La baie de Vigo », dans lequel il décrit comment le capitaine Nemo s’enrichit en pillant régulièrement ce qui fut le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Il cite même « une société rivale » autorisée par le gouvernement espagnol.
Voilà donc comment la fiction offre une réponse au mystère des trésors des galions espagnols. Ils n’y sont plus puisque le capitaine Nemo s’y est déjà servi ! Jules Verne a assurément suivi les aventures de l’expédition d’Ernest Bazin. Avide de récits maritimes, il connait bien l’appareil de plongée Rouquayrol-Denayrouze qui est utilisé sur l’expédition de Vigo. Par ailleurs, comment ignorer que le premier navire le Julien-Gabrielle est parti de Nantes, fief du romancier ? On peut imaginer qu’il a pu suivre dans la presse les avancées des fouilles.
Gravure de Neuville dans Vingt mille lieues sous les mers.
Source gallica.bnf.fr / BnF
Conclusion
Cet album photographique est un témoignage important à plusieurs titres. Il nous renseigne sur l’ingéniosité des découvertes d’un inventeur angevin, que l’histoire a délaissé ; il témoigne d’une chasse au trésor exceptionnelle qui a fait vibrer France et Espagne durant quelques années, devenant un fantasme inspirant non seulement les romans d’aventure d’un Jules Verne mais marquant aussi les esprits de toute une époque grâce à son scandale financier. Les photographies de cet album sont une trace indéniable de l’usage scientifique qui est fait de la photographie dès le XIXe siècle. Ernest Bazin escorté du peintre de Marine, Henri Durand-Brager, s'exerce à la photographie sous-marine. L'album offre en quelque sorte les incunables de cette recherche et bien que ces clichés soient peut-être comme des supercheries composées à partir de photomontages et de peintures, la volonté de donner à voir les fonds sous-marins est bien là, à la frontière de la science et de l’art. En outre, ces tirages sont la seule trace en images de cette expédition, en dehors des gravures publiées dans la presse contemporaine.
Texte de Susana Pereira-Tavares
et Marc-Edouard Gautier
Bibliographie :