Ce document exceptionnel, conservé à la Bibliothèque de Vienne (Autriche), excite la curiosité des érudits et des historiens depuis le XVIe siècle. En France, il a fait l’objet d’une édition scientifique en 1869.

La Table de Peutinger, d'après l'original conservé à Vienne, publiée par Ernest Desjardins
Paris, Hachette, 1869
Vignette personnifiant Rome
Bibl. mun. Rés. H 184
Le terme « table » (du latin tabula = carte) désigne ici la représentation du maillage des voies romaines couvrant le monde jusqu’aux régions les plus éloignées, telle la Bactriane (actuel Afghanistan). C’est à la fois la plus ancienne figuration d’un réseau et la seule carte romaine qui nous soit parvenue, témoignage de la mise en place de la poste impériale (cursus publicus) à partir du règne d’Auguste.
Elle porte le nom de l’humaniste allemand Konrad Peutinger, qui en hérite de son ami Conrad Celtis, mort en 1508. Ce dernier l’avait découverte dans une bibliothèque de Worms en 1494.
Il s’agit d’une copie réalisée au XIIIe siècle par un (ou plusieurs ?) moine de Colmar, qui compile vraisemblablement les données de différentes cartes romaines établies du Ier au Ve siècle. Les indications toponymiques semblent témoigner de ce grand écart chronologique : Pompéi, pourtant détruite en 79 ap. J.-C., est signalée mais également la Dacie, province romaine à partir du début du IIe siècle, ou Constantinople devenue capitale en 330. De même y apparaît le terme Francia, appellation tardive du pays des Francs.
La Table est peut-être fondée primitivement sur la description du monde élaborée par Marcus Vipsanius Agrippa (mort en 12 av. J.-C), ami personnel et gendre d’Auguste. Cette œuvre, dont la forme est inconnue, a été ensuite placée sur le Porticus Vipsaniae, colonnade bâtie dans la partie orientale du Champ de Mars à Rome.
À l’heure actuelle, de nombreuses incertitudes subsistent quant aux sources auxquelles a puisé l’auteur de cette carte ; le débat n’est pas clos et donne lieu à de multiples controverses.

Table de Peutinger, détail du manuscrit original.
Partie occidentale de la Gaule et côtes du nord de l'Afrique.
Le document médiéval se compose de onze feuilles de parchemin formant une bande de 6,82 m sur 0,34 m. Il permet de visualiser 200 000 km de voies et de situer villes, fleuves, montagnes, peuples, de la Gaule occidentale à la Scythie et à l’île de Taprobane (Sri Lanka). La péninsule ibérique et l’ouest des îles Britanniques en sont absents, ce qui laisse penser qu’il existait une 12e feuille les concernant, aujourd’hui perdue.
L’ensemble offre une image déconcertante du monde, dont l’aspect étiré et aplati nous paraît méconnaissable. Cette particularité tient au fait qu’il ne s’agit pas d’une carte géographique réaliste, mais du plan d’un gigantesque réseau, comparable d’une certaine manière à un plan de métro. Son utilité consiste à indiquer les itinéraires et les distances, sans tenir compte de la topographie ni de l’orientation. Elle reflète par ailleurs la domination de l’empire romain dont les routes, d’abord stratégiques, marquent l’unité.
Tandis que les voies sont matérialisées par une ligne rouge, plusieurs symboles et vignettes sont employés pour figurer les villes, édifices publics (thermes, installations portuaires), sanctuaires ou stations routières. Rome, Antioche et Constantinople sont identifiées par un personnage assis sur un trône.

Table de Peutinger, détail de l'édition de Desjardins, 1869.
Thermes : Aquis Segete (Montbrison) ; cités : Arelate (Arles) ; Forum Segusiavorum (Feurs) ;
installations portuaires : Fossae Marianae [Fossis Marianis] (Fos-sur-Mer)
Sources de la Garonne au nord de Feurs
Cote nord africaine au bas de l'image
Les distances sont précisées en milles romains (environ 1 480 m), mais parfois exprimées en d’autres unités de mesure. Ainsi en Gaule Lyon marque le point de transition avec la lieue gauloise (2 222 m) : Lugdunum caput Galliarum usque hic leugas : « Lyon, capitale des Gaules ; jusque-là [on mesure] en lieues ».

Quel itinéraire suivre pour se rendre d’Angers (Juliomagus) à Rennes (Condate) ?
Comment calculer la distance à parcourir ?
Il faut suivre la voie Angers-Rennes qui passe par Combaristum (Châtelais),
puis Sipia (Visseiche, Ille-et-Vilaine) avant d’arriver à destination.
On aura parcouru 48 (3 x 16) lieues gauloises soit environ 106,5 km.
La révélation d’un tel monument cartographique a d’emblée suscité commentaires et recherches. Mais la publication en est problématique : aux erreurs inévitables du copiste s’ajoute la transcription parfois fautive de l’écriture médiévale.
La première édition complète est imprimée en 1598 à Anvers par Johannes Moretus (Jean Moret). Elle inaugure une série de versions, dont celles de Nicolas Bergier (Histoire des grands chemins de l’empire romain, 1622), ou de Scheyb (1753) republiée en 1824 par Mannert.

Ernest Desjardins (1823-1886)
portrait photographique par Eugène Pirou, Paris, BnF
En 1869, le géographe et épigraphiste Ernest Desjardins publie une édition française officielle de la Table, commandée par le ministère de l’Instruction publique. En préambule, il consacre un chapitre aux « Incorrections et insuffisance des éditions de Scheyb et de Mannert », comptabilisant dans cette dernière 387 erreurs, entre autres relatives à la Gaule.
Le fac-similé de la carte est enrichi d’une table explicative des noms de lieux issue du « dépouillement géographique des auteurs anciens, des inscriptions et des médailles ». Ce travail d’érudition porte sur la Bretagne (actuelle Grande-Bretagne), la Gaule et l’Italie. Ernest Desjardins conçoit par ailleurs une « carte de redressement » de la Gaule et de l‘Italie, transposant les données fournies par la Table de Peutinger sur une carte contemporaine, ce qui facilite grandement la compréhension du document original.
Futur professeur au Collège de France, il commence sa carrière à Angers, où il enseigne l’histoire de 1845 à 1847. Il laisse de son court séjour une copie de l’Armorial des maires d’Angers, par Lambron de Lignim, aujourd’hui conservée dans les collections de la Bibliothèque municipale (Rés. Ms. 1200).