Entre 2023 et 2025, un triple jubilé honore la mémoire de saint Thomas d’Aquin : anniversaire de sa canonisation (1323), de sa mort (1274) et de sa naissance (1225). Figure essentielle de la pensée chrétienne, le Docteur angélique est bien représenté dans les collections de la bibliothèque d’Angers, où manuscrits et imprimés anciens illustrent les principales facettes de son œuvre et de son enseignement.
Benozzo Gozzoli, Le Triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1470/1475, détail. Musée du Louvre@Réunion des musées nationaux
Jalons biographiques
Thomas d’Aquin naît en 1225 au château familial de Roccasecca, près d’Aquino, dans le royaume méridional des Deux-Siciles. Cadet des fils, il est offert par son père Landolphe comme oblat au monastère bénédictin du Mont-Cassin vers 1230. Il y demeure jusqu’en 1239, avant de poursuivre ses études à Naples, au studium generale (université). Fondé en 1224 par l’empereur Frédéric II, le studium a bénéficié de l’intense activité de traduction de l’arabe et du grec accomplie par Michel Scot et son école. Alors qu’elles sont encore officiellement interdites à Paris, Thomas peut y étudier précocement la philosophie naturelle et la métaphysique d’Aristote. C’est à Naples surtout qu’il découvre l’ordre dominicain dont la double spécificité – l’étude et la transmission des choses divines au sein d’une vie pauvre et mendiante – décide de sa vocation. En avril 1244, il prend l’habit malgré l’opposition de ses parents, qui auraient souhaité le voir supérieur de la prestigieuse abbaye du Mont-Cassin.
De 1245 à 1251, Thomas est l’étudiant d’Albert le Grand, à Paris d’abord, au couvent Saint-Jacques, qui abrite depuis 1217 le principal centre d’instruction de l’ordre dominicain, puis à Cologne. Il met au propre les notes de cours de son maître sur la Hiérarchie céleste et sur les Noms divins du Pseudo-Denys, ainsi que sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Rappelé à Paris en 1251, il se prépare à l’obtention de la maîtrise de théologie en commentant la Bible (de 1251-1252 à 1253), puis les Sentences de Pierre Lombard (de 1253 à 1254 ou 1255) en près de 200 leçons, sous la responsabilité de son maître Elie Brunet de Bergerac qu’il assiste aussi dans ses disputationes (examen d’arguments contradictoires sur un problème théorique ou pratique soumis par les étudiants au maître, qui devait apporter une solution doctrinale). C’est à cette époque qu’il entame la rédaction de son Commentaire des Sentences, première de ses œuvres théologiques majeures dont la fortune éclipsera longtemps celle de la Somme théologique.
Pierre Lombard, Liber sententiarum, XIIIe siècle. Provenance : Abbaye Saint-Aubin. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 199
En février 1256, Thomas obtient la licentia docendi et devient Magister in sacra pagina, c’est-à-dire docteur en théologie. Placée depuis saint Augustin au sommet de la culture chrétienne, la théologie constitue la reine des sciences fondée, à l’intérieur de la foi et sous sa lumière, sur toutes les ressources de la raison. Fidèle à la vocation dominicaine, Thomas assigne une finalité pratique à son enseignement théologique qu’il apparente à une œuvre de miséricorde spirituelle : « livrer aux autres par l’enseignement et la prédication les vérités que l’on a contemplées » (Jean-Pierre Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, éditions du Cerf, 2015, p. 127). De 1256 à 1259, Thomas enseigne à Paris avant d’être appelé en Italie. Lecteur au couvent d’Orvieto (1261-1265), il y rédige sa Somme contre les Gentils, première œuvre personnelle après les cours et ouvrages didactiques parisiens.
Saint Thomas d'Aquin, Somme contre les Gentils,1260-1265. Manuscrit autographe. Bibliothèque vaticane, Vat. lat. 9850@Tous droits réservés
En 1265, il part à Rome fonder un studium, avec pour tâche de former ses frères à la théologie morale. C’est l’occasion pour Thomas de renouveler les manuels dominicains antérieurs en accordant une place importante à la théologie dogmatique, fondement de l’activité pastorale. De cette entreprise naît la Somme théologique, dont la rédaction se poursuit à Paris, où Thomas est rappelé en 1268. Il y est confronté à différentes polémiques dans lesquelles il s’engage résolument, défendant sa lecture chrétienne d’Aristote contre la faculté de théologie d’une part, et les ordres mendiants menacés d’exclusion de l’université par les clercs séculiers, d’autre part. Doté d’une puissance de travail et d’une concentration exceptionnelles, il poursuit la rédaction de la Somme théologique et de ses Commentaires sur Aristote, rédige l’essentiel des Questions disputées, ainsi que nombre d’opuscules à la demande de frères désireux d’obtenir ses lumières sur des questions difficiles. En 1272, le chapitre général de l’ordre l’envoie de nouveau en Italie, à Naples. Le souhait de Charles Ier d’Anjou de faire de la capitale de son royaume un centre théologique réputé n’est sans doute pas étranger à cette décision. Thomas y poursuit la rédaction de la Somme (Questions 27-59), sans pouvoir l’achever. Après la messe de saint Nicolas, le 6 décembre 1273, il cesse en effet d’écrire et s’alite. À son secrétaire et ami Raynald de Piperno qui s’en étonne, il déclare : « Je ne peux plus. Tout ce que j’ai écrit me semble de la paille en comparaison de ce que j’ai vu. » Fin janvier ou début février 1274, il se met tout de même en route pour Lyon où Grégoire X a convoqué un concile, mais ne dépasse pas Fossanova, où il décède à l’abbaye cistercienne, le matin du 7 mars 1274.
Introduite officiellement par Jean XXII le 13 septembre 1318, la cause de canonisation de Thomas aboutit le 18 juillet 1323. Couramment désigné comme Doctor communis à l’université de Paris dès 1316, il est appelé Doctor angelicus à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Le 15 avril 1567, saint Pie V le proclame docteur de l’Église.
La présence des œuvres de saint Thomas d’Aquin à Angers : manuscrits et premiers imprimés
Depuis le XIe siècle, les écoles d’Angers – érigées en studium generale ou université en 1432 par une bulle pontificale d’Eugène IV – exercent leur rayonnement intellectuel dans le grand Ouest, sans que l’essor de l’université parisienne au XIIIe siècle n’entame cette suprématie. L’enseignement dispensé est essentiellement juridique, mais les études de théologie se développent aussi peu avant 1244, d’abord au collège dit de la Porte de fer, au pied de la Cité, puis à la cathédrale même à partir de 1435. On repère dès la fin du XIIIe siècle des manuscrits d’œuvres de saint Thomas dans la bibliothèque de la cathédrale, dont certains ont peut-être été copiés sur place. Les manuscrits et les plus anciens imprimés de saint Thomas conservés à la bibliothèque municipale d’Angers recouvrent les principales facettes de son œuvre et de son enseignement et comportent, pour certains d’entre eux, l’écho des polémiques qu’il a indirectement suscitées.
Le Commentaire des Sentences
L’obtention de la maîtrise en théologie supposait depuis le premier quart du XIIIe siècle de commenter le célèbre livre des Sentences de Pierre Lombard (rédaction définitive en 1155-1158), manuel présentant les opinions (sententiae) des Pères de l’Église sur différents sujets, abondamment étayé de citations pour la commodité des maîtres et des étudiants. Il est cité dans les Constitutions dominicaines de 1234 comme l’un des trois livres fondamentaux à remettre à tout frère destiné à faire des études, avec la Bible et l’Historia scolastica de Pierre le Mangeur. Très vite, les théologiens abandonnent les servitudes d’un commentaire strict pour développer des considérations nouvelles, dont le texte du Lombard n’est plus que le prétexte. Le Commentaire de saint Thomas, rédigé lors de sa première période d’enseignement parisien, s’apparente ainsi à une œuvre de plein droit, réorganisant totalement la matière des Sentences en questions, articles et sous-articles fort éloignés du cadre formel et du contenu du manuel primitif.
Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur les Sentences, fin XIIIe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 208
Le manuscrit Ms. 207 de la bibliothèque d’Angers correspond au livre IV du Commentaire, consacré à la doctrine des sacrements. Un indice codicologique, l’abréviation « pe » précédée d’un chiffre romain dans la marge inférieure de certains feuillets, indique qu’il a été copié selon le mode de la pecia. Les cahiers non reliés (pièces ou pecia) d’une œuvre au programme étaient déposés auprès d’un libraire accrédité par l’université (le stationnaire) pour être loués et copiés à un tarif contrôlé. Ces pièces pouvaient être ainsi confiées séparément à différents copistes sans avoir besoin d’immobiliser la totalité du livre. La forte demande d’œuvres nouvelles de saint Thomas d’Aquin a contribué au succès de ce mode de reproduction.
Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur les Sentences, Livre IV, fin XIIIe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 207. Au bas du feuillet, on peut lire l'abréviation "VIII. pe." ("pièce 8")
Ce même manuscrit porte l’écho des polémiques dans lesquelles saint Thomas est indirectement impliqué. D’une main plus tardive, on y trouve en effet la liste des 219 articles provenant de l’enseignement de la faculté des arts parisienne qui ont été jugés hétérodoxes et condamnés le 7 mars 1277 par Étienne Tempier, évêque de Paris. Les tenants de l’aristotélisme scolastique (ou aristotélicisme) radical, tels Siger de Brabant ou Boèce de Dacie, sont mis en cause par cette condamnation. Dans la mesure où ils se revendiquent de l’enseignement de saint Thomas (de façon abusive), c’est le maître lui-même qui est visé, comme la date de la condamnation le laisse bien entendre (troisième anniversaire de la mort de saint Thomas).
Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur les Sentences, Livre IV, fin XIIIe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 207
Le manuscrit ne porte pas trace, en revanche, de l’annulation de la condamnation de Tempier le 14 février 1325 par le nouvel évêque de Paris, Étienne de Bourret, qui rend « à la libre discussion scolastique » toute l’œuvre de saint Thomas. Après avoir appartenu à Hugues Fresneau († 1472), chanoine angevin, qui l’achète en 1438 à un curé de Saumur, l’ouvrage a intégré la bibliothèque de la cathédrale, puis celle du couvent des Cordeliers de la Baumette. Très vif du vivant de saint Thomas, l’affrontement entre Franciscains et Dominicains à propos de son œuvre théologique s’est poursuivi après sa mort. Guillaume de La Mare (12..-1285?), Franciscain régent à Paris, publie en 1279 un « correctoire » du Commentaire des sentences, signalant et réfutant 118 thèses dangereuses. L’opposition doctrinale entre les deux ordres mendiants au sujet de l’œuvre de saint Thomas perdurera bien après la canonisation du théologien.
Saint Thomas d'Aquin, Commentaire sur les Sentences, Livre IV, f. 215, fin XIIIe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 207
Jean Ballain, Annales et antiquités d'Anjou, XVIIIe siècle. Couvent de la Baumette. Angers, bibl. mun. Rés. ms. 991
Les Questions disputées
Les Questions disputées correspondent à une autre typologie d’enseignement scolastique pratiqué par saint Thomas au couvent Saint-Jacques, à Paris. Après la leçon dispensée le matin, l’après-midi était consacrée au débat avec les étudiants – la dispute – sur un thème choisi. Véritable séance de pédagogie active, il s’agissait d’examiner au cours d’un dialogue vif et continu des arguments contradictoires relevés chez des auteurs. L’examen dialectique (objections / réponses) s’achevait par une determinatio, solution doctrinale donnée par le maître. L’après-midi suffisant rarement à épuiser le sujet, celui-ci était divisé en articles, examinés au fil d’une ou de plusieurs séances. Le résultat était rassemblé après coup dans une rédaction finale dont l’unité intellectuelle était la question initiale.
Saint Thomas d'Aquin, Questio De malo, fin XIIIe siècle. Question 6 "De electione humana". Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 210
Le manuscrit Ms. 210 comporte une série de questions disputées à propos du mal, rédigées entre 1266 et 1272. La question 6 consacrée au libre arbitre fait directement écho au conflit parisien suscité par l’aristotélicisme radical de Siger de Brabant. Datant de la fin du XIIIe siècle, complet des 16 questions, le manuscrit d’Angers a appartenu à Jean Dabart qui en dresse la table. Doyen de la faculté des arts à l’université d’Angers en 1454 et curé de Notre-Dame d’Allençon, Dabart est maître ès arts et bachelier en théologie. C’est un des relais angevins majeurs du thomisme au XVe siècle si l’on en juge par sa bibliothèque et ses cahiers de cours, qu’il lègue au couvent de la Baumette et à l’abbaye Saint-Serge.
Saint Thomas d'Aquin, Questio De malo, fin XIIIe siècle. Explicit avec mention de Jean Dabart. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 210
À la différence de la question disputée, le quodlibet (littéralement « tout ce qui plaira », d’où « n’importe quoi, toute chose ») était une dispute systématiquement publique, devant les étudiants d’autres écoles et parfois d’autres maîtres. Ces séances solennelles avaient lieu aux temps de l’Avent et du Carême. La multiplicité, l’imprévisibilité et l’hétérogénéité des questions rendaient ces séances redoutables : le maître devait conjuguer compétences quasi-universelles et vivacité d’esprit extrême. Le manuscrit Ms. 212 de la bibliothèque d’Angers contient le texte des quodlibet VII à XI rédigés par saint Thomas au cours de son second enseignement parisien. La copie est postérieure à la canonisation de saint Thomas, comme l’indique l’incipit du f. 94 :
Saint Thomas d'Aquin, Quodlibet, XIVe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 212
Les quodlibet deviennent à leur tour un objet d’étude. Dans les marges du manuscrit angevin sont reportées les étapes de l’argumentation : après le pied de mouche bleu : « sed in Deo est aliquid… » qui participe des objections ; après le pied de mouche rouge : « Respondeo. Dicendum… », début de la réponse, indiquée dans la marge par le mot abrégé « responsione » ; après le second pied de mouche bleu, début de la determinatio, indiquée dans la marge par les mots abrégés « responsione solutione », avec citation de saint Augustin, indiquée « Aug. » dans la marge.
Saint Thomas d'Aquin, Quodlibet, XIVe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 212
Le manuscrit comporte également des quodlibet de Jean Pecham (1220-1292?), Franciscain, archevêque de Canterbury à partir de 1279, farouche adversaire de saint Thomas, notamment sur la question de l’éternité du monde, thèse aristotélicienne que saint Thomas tient pour rationnellement possible, bien que fausse à la lumière de la foi. Près d’un siècle après ces affrontements, le recueil d’Angers réunit pédagogiquement les deux adversaires.
Saint Thomas d'Aquin, Quodlibet, XIVe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 212
La Somme théologique
Commencée en 1266 alors qu’il est en Italie, la rédaction de la Somme se poursuit à Paris puis à Naples jusqu’à la mort de saint Thomas, sans qu’il ait pu achever son œuvre. Alors que son activité d’enseignement le contraint par le commentaire et les questions disputées à des analyses morcelées, encombrées de digressions et de répétitions, la Somme est l’occasion pour saint Thomas d’organiser sa matière de façon organique et unifiée secundum ordinem disciplinae, selon « l’exigence de la matière enseignée ». Dans un mouvement circulaire, Thomas expose l’ensemble de la théologie, qui est connaissance de Dieu comme principe et comme finalité de l’homme. La bibliothèque d’Angers conserve deux manuscrits anciens de la Somme, dont l’un (Ms. 214) est antérieur à la canonisation de Thomas. Une main plus tardive a en effet ajouté « sancti ».
Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, fin XIIIe siècle. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 214
Le manuscrit Ms. 215 est un autre témoin de la production en série que constitue la pecia : on y retrouve au bas de certains feuillets, l’abréviation « corr. » pour correctus, indication que la copie a été visée par la commission universitaire des petiari qui l’a comparée avec l’exemplar ou modèle.
Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, fin XIIIe siècle. En bas, à gauche, abréviation "cor." ("correctus" : corrigé). Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 215
Objet d’une forte demande, l’œuvre de saint Thomas figure parmi les titres médiévaux abondamment diffusés dans les tout premiers temps de l’imprimerie. La bibliothèque d’Angers possède une précieuse édition incunable de la seconde partie de la Somme, sortie en 1471 de la première officine typographique de l’histoire, à Mayence, chez Peter Schoeffer (v. 1425-1503), l’ancien associé de Gutenberg. La lettre historiée initiale ajoutée à la main représente saint Thomas devant un pupitre sur lequel repose un livre ouvert où l’on peut lire le premier verset du psaume 103 (selon la Vulgate) : « Rigans montes de superioribus suis » (« De tes hauteurs, tu abreuves les montagnes »). Il s’agit précisément du thème de la leçon inaugurale prononcée par saint Thomas en 1256, à l’occasion de sa réception comme maître de théologie. Le thème lui en avait été donné au cours d’un songe par un Dominicain vénérable, alors qu’il se désolait de ne pas trouver de sujet. Sans doute est-ce un certain frère Virgile, Dominicain au couvent de Retz en Autriche et premier possesseur de l’ouvrage, qui a dessiné la lettre et rappelé cet épisode fondateur où se lient indissolublement la grandeur intellectuelle du maître et sa vie de prière surnaturelle.
Saint Thomas d'Aquin, Summa theologiae, pars seconda, prima pars. Mayence, Peter Schoeffer, 1471. Angers, bibl. mun., Rés. D0964
Les Commentaires sur Aristote
La lecture et l’enseignement des œuvres d’Aristote à l’université ont fait l’objet à Paris d’interdictions aussi récurrentes qu’inefficaces depuis 1210. Dans les années 1250, les philosophes de la faculté des arts obtiennent enfin la permission d’enseigner l’intégralité de l’œuvre d’Aristote, malgré les difficultés posées par sa réception chrétienne (pas de création, un monde éternel livré au déterminisme, un homme soumis à la matière, dont la perfection morale ne s’ouvre sur aucune valeur religieuse). Saint Thomas d’Aquin connaît Aristote depuis ses premières années de formation à Naples, mais c’est à partir de son séjour romain (1268-1271) qu’il en approfondit vraiment l’étude, profitant des nouvelles traductions, établies par le Dominicain Guillaume de Moebercke et épurées des anciens commentaires. Il s’agit pour saint Thomas d’une lecture personnelle, essentielle à ses yeux pour préparer la rédaction de la partie morale de la Somme théologique. En commentant Aristote, saint Thomas cherche à retrouver l’intuition de vérité que le philosophe grec, antérieur à la Révélation chrétienne, n’a pu mener à son terme. Il « l’accomplit », pour ainsi dire, dans une perspective théologique puissamment apostolique.
L’édition vénitienne du Commentaire sur la métaphysique conservée à la bibliothèque d’Angers et datée de 1502 comporte un intéressant bois gravé. Saint Thomas, reconnaissable à son collier orné d’un soleil, y est représenté donnant cours à des étudiants (alors même qu’il n’a jamais enseigné la Métaphysique d’Aristote). Au pied de sa chaire, entre les deux rangs de clercs, le philosophe grec figure assis, dans une attitude de profonde écoute. Le maître est devenu à son tour disciple. À la différence d’Averroès, souvent représenté couché et vaincu devant saint Thomas, consultant un livre sans écouter la leçon qui pourrait l’éclairer, Aristote est édifié par sa réceptivité à l’égard du discours du théologien.
Saint Thomas d'Aquin, Commentaria super libros metaphisice, Venise, Petrum Bergonensem. Angers, bibl. mun. Rés. SA0100
Benozzo Gozzoli, Le Triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1470/1475, détail. Musée du Louvre@Réunion des musées nationaux
L’ouvrage a appartenu aux Dominicains d’Angers, présents dans la ville depuis les années 1220 et dont le couvent, tout proche de la cathédrale (sur l’actuelle place Freppel), est érigé entre 1240 et le début du XIVe siècle.
Jean Ballain, Annales et antiquités d'Anjou, XVIIIe siècle. Couvent des Jacobins. Angers, bibl. mun,. Rés. ms. 991
L’œuvre liturgique : l’office du Corpus Christi
Dans les années 1261-1265, alors que saint Thomas est lecteur au couvent d’Orvieto, Urbain IV lui confie la composition d’un office du Saint-Sacrement, dont la célébration est étendue à toute l’Église par la bulle Transiturus du 11 août 1264. Adoptée par quelques églises seulement, la fête est de nouveau instituée par le pape Clément V en 1311, puis 1317. Le Ms. 97 de la bibliothèque d’Angers, un graduel noté en neumes du XIIe siècle à l’usage des moines de Saint-Aubin, comporte un bifeuillet plus tardif de quatre pages, encarté au milieu des chants de l’office de la Pentecôte. Il comporte les chants de la messe de la Fête-Dieu, principalement l’Alleluia et la séquence ou prose Lauda Sion qui le prolonge, composée par saint Thomas. Datable de la première moitié du XIVe siècle, le feuillet a sans doute été ajouté après la bulle de Clément V et non dès celle d’Urbain IV. C’est néanmoins le plus ancien témoin que l’on connaisse aujourd’hui de la célébration de cette fête à Angers (voir à ce sujet l’article de Marc-Edouard Gautier, in Massin Le Goff, Yves, Dies solemnis : Le Grand Sacre d'Angers, Angers, Conseil général de Maine-et-Loire, 2011).
Graduel noté en neumes, 1ère moitié du XIIe siècle. Feuillet du XIVe siècle intercalé avec le début de la séquence Lauda Sion. Provenance : abbaye de Saint-Aubin. Angers, bibl. mun., Rés. Ms. 97
C’est sa foi dans ce mystère eucharistique, au principe de la troisième partie de la Somme théologique, que saint Thomas confessera sur son lit de mort, selon les paroles rapportées par son principal biographe Guillaume Tocco : « Je te reçois, prix de la rédemption de mon âme, je te reçois, viatique de mon pèlerinage, pour l’amour de qui j’ai étudié, veillé, travaillé, prêché, enseigné… » (Guillaume Tocco, Ystoria sancti Thome de Aquino. Édition critique, introduction et notes par C. Le Brun-Gouanvic, « Studies and Texts 127 », Toronto, PIMS, 1996, p. 379).