Arrêts sur images.Julien Gracq à travers la France
Le 10/12/2021 à 21h43 par Marc-Édouard Gautier
Résumé

Texte de Jacques Boislève

pour l'exposition Julien Gracq, l'œil photographique

 

 

À des étudiants en géographie qui lui demandaient quelle était la part de la géographie et celle de la littérature dans son œuvre, Julien Gracq faisait cette réponse : « Si le géographe se manifeste sous l’écrivain, c’est au lecteur plutôt d’en juger ; personnellement, je ne m’en soucie guère. Il est clair que le vocabulaire géographique tient une place nettement plus grande que d’habitude dans mes textes – d’autre part, la façon de voir les paysages est affectée par la pratique de la géographie : un médecin qui regarde un nu ne peut évidemment oublier ses leçons de dissection. J’ai eu tout jeune le goût des paysages. Ce goût m’a poussé vers la géographie et ensuite, quand je me suis aperçu que je pouvais écrire, vers la littérature. Ce sont deux branches successives poussées sur un même tronc et dont la seconde est développée davantage… »


La forme d’une ville : j’ai vu Julien Gracq feuilleter avec le plus grand intérêt un album de photographies du Nantes d’avant les comblements et les bombardements. La face de la terre : un autre jour, il m’avait montré dans un magazine une photo d’Uluru, la montagne sacrée des aborigènes australiens : un site qui le fascinait et il avait dans sa bibliothèque les deux beaux albums de Jacques Dubois : l’un consacré à l’Aubrac, l’autre inspiré par la Bretagne : les hautes terres, d’une part, le royaume de la mer, d’autre part : où trouver ailleurs en France lieux plus gracquiens ? 


Lui pourtant si pointilleux sur son éthique du retrait, il n’avait pu, malgré tout, échapper à l’objectif des plus grands photographes : Doisneau, Cartier-Bresson et il m’avait montré avec amusement les photos de lui prises par Lartigue sur le tournage du Lancelot en Vendée auquel Robert Bresson l’avait invité. Le Goncourt lui avait valu aussi son portrait au studio d’Harcourt. Mais l’idée ne m’était pas venue de l’interroger sur son rapport à la photographie. Il a fallu un évènement extraordinaire pour que j’apprenne qu’il arrivait à Julien Gracq de prendre des photos au cours de ses voyages : le 11 septembre 2001, les tours jumelles s’effondraient à New-York. Il m’a dit qu’alors en construction, il les avait photographiées en 1970 du pont du paquebot France qui le ramenait vers l’Europe à l’issue de son séjour américain. 


Venant de celui qui avouait ne pas avoir du tout la mémoire des visages mais qui, en revanche, déclarait : « Je n’oublie jamais un paysage que j’ai traversé. », on ne s’étonnera pas de ne trouver, à de très rares exceptions près, que des paysages dans toutes ses diapositives.

 


À voir ses photos du Mississipi, on se dit : était-il bien nécessaire d’aller si loin pour retrouver, à peu de chose près, des paysages qu’il avait depuis toujours sous les yeux : cette Loire ensablée et ses boires aux allures de mangrove, l’île Batailleuse, si luxuriante à la belle époque du chanvre, de l’osier et du tabac. J’en prends à témoin Jules Verne, non à propos du Mississipi mais du bel Orénoque : « Ici l’Orénoque ressemble à la Loire (…) à notre Loire au-dessus et au-dessous de Nantes. Vois-tu ces bancs de sable jaune ? S’il naviguait entre eux une demi-douzaine de chalands avec leurs grandes voiles carrées à la queue les uns des autres, je croirais que nous allons arriver à Saint-Florent ou à Mauves. » De même, quel besoin d’aller en Grèce pour celui auquel s’offre en permanence au regard, juste devant chez lui, par de là le fleuve, son Parthénon vert ? Quant au voyage à Rome, n’avait-il pas été mis en garde par avance par son tout proche et grand voisin du petit Lyré : Joachim Du Bellay ? Venise ? C’est différent.


Quel autre haut-lieu nous parle mieux de lui que Montségur – « Ce phare de lumière noire » qu’il a photographié ? Gracq avait souhaité que Breton l’accompagne dans sa visite à Montségur. Ce n’avait pas été possible, mais Breton s’y est rendu plus tard et dans la carte postale qu’il lui adresse, il lui dit avoir effectué la montée « en compagnie du Roi pêcheur. » On retrouve là pleinement l’essence du grand chemin si cher à Gracq : la Quête sans fin (sans autre finalité chez lui qu’elle-même). Montségur, son champ des Cramats, Puylaurens dont ses photos nous montrent les hautes murailles crénelées qui se dressent sur une crête édentée : nous voici soudain transportés au cœur même des Terres du couchant : « La haute coulée de lave rouge du château incendié ». La torche humaine d’Armagh : « C’était comme un orgasme de feu, un prodigieux sexe de flamme ». Le commencement de la fin pour Roscharta. 


Géographe, Julien Gracq ? Indiscutablement. Et photographe ? Plus occasionnellement, pour un arrêt sur image, le temps d’une pause dans la marche, en ami fusionnel de la pleine nature – « à marcher ainsi seul sur les routes, une imprégnation se fait du pays traversé – mieux même que de ses bruits et de ses odeurs : de sa respiration, de sa sonorité – qu’aucun autre mode de locomotion ne permet » – mais, piéton de Nantes et de Paris, sans dédaigner la ville. Rien chez lui du « touriste à kodak » associant le folklore local à l’agrégat humain, qu’il moque gentiment en Bretagne comme à Venise. À d’autres, les voyages organisés, les itinéraires planifiés. Tout à l’opposé de l’homme pressé de Paul Morand et, sans être excessivement casanier, nullement globe-trotter à la Jules Verne, il prend son temps : le temps du regard, celui qu’il faut pour que le monde nous parle. Gracq littéralement faisant alors son miel : « On emporte avec soi comme un pollen ». Plus que photographe, il est peintre, un peintre à la palette exceptionnellement vive et colorée - soleil jaune, terre noire, montagnes bleues, lumière couleur de prune, route rose - et on ne s’étonne pas de le voir citer Gauguin et Van Gogh, mais peintre avec les mots. Car ni la photo ni la peinture ne sauraient rivaliser avec cette puissance évocatrice des mots qui fait de lui ce paysagiste hors pair que saluait Michel Tournier : « pelage du loup » des Ardennes, « tonsures sacramentelles » de l’Aubrac qu’il voit « comme une mer sur la lune ». De toutes ces impressions et bonheurs d’expression – « Nous marchons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noir par la terre nue comme une jument. » –  les marines de Sion offrent aussi une belle illustration : le temps qu’il fait, l’heure qu’il est, jour qui tombe, plage qui se vide, saison qui s’achève : la scène s’est – enfin ! – délivrée de toute présence humaine pour redonner toute sa place au spectacle grandiose de la nature. En marchant en écrivant, sur les routes comme dans ses cahiers, c’est en poète – plante humaine et Terre habitable réaccordées – qu’il nous livre en partage tout ce qu’il a vu, de tous ses yeux vu, prenant à la lettre sa propre définition : « La poésie, négation de tout vouloir-écrire défini et prémédité »

 


Après Michelet et Vidal de la Blache, Gracq nous offre – sous la forme cette fois d’un grand puzzle à recomposer – un troisième Tableau de la France. Une France reparcourue dans le temps chez l’un, dans l’espace pour les deux autres, avec à nouveau, comme chez Michelet, le mariage accompli d’un pays et d’une langue. 

 

Jacques Boislève

Partagez cet article
Commentaires

Seuls les utilisateurs identifiés peuvent laisser un commentaire.

Me connecter à mon compte

Billets proches

Aucun billet trouvé