Texte de Jean-Louis Tissier
pour l'exposition Julien Gracq, l'œil photographique
Au début de juillet 1970 Julien Gracq commence sa retraite de professeur par un séjour de deux mois aux États-Unis. Invité par le département d’études de littérature française de l’université de Madison (Wisconsin), il fait cours sur le roman en France depuis 1945 et anime un séminaire sur André Breton.
Hors du campus, les paysages, les sites, l’american way of life, rurale et urbaine, mobilisent l’attention du visiteur-géographe. Cette expérience américaine suscite l’écriture et la pratique de la photographie. L’expérience américaine était portée, pour un géographe de sa génération, par un horizon d’attente composé à partir de lectures savantes, d’images classiques voire de stéréotypes. Sa découverte a débuté par le hublot du jet au-dessus du Labrador : « Les Barren grounds du Labrador ; à peine une terre : un incroyable déchiquetage de lacs arborisés, étoilés, foliolés. On sent la direction du charroi lourd des glaces... ».
Dans Lettrines 2, sous le titre « Amérique », des fragments témoignent de ce voyage où il a traversé, en voiture et en train, du Haut-Mississippi à New-York, le nord-est des Etats-Unis. Ces textes ont été partiellement repris des lettres et des cartes postales adressées à Saint-Florent – par celui qui signe alors Louis Poirier – à sa mère et à sa sœur. Cette correspondance intime a formé une sorte de carnet de voyage, à la source de l’écriture littéraire.
Le voyage aux États-Unis est un genre ancien. Gracq, grand lecteur de Chateaubriand, évoque son Meschacebé. Le genre a été renouvelé à plusieurs reprises par Paul Morand et par Georges Duhamel. Enfin les États-Unis ont été aussi l’exil-refuge de son ami André Breton pendant la guerre (« Par-dessus tout j’ai commencé à m’initier au mystère des papillons d’Amérique. Quelle splendeur et quelle énigme que le papillon-lune », 1941). La dernière séquence est celle de l’après-guerre avec Sartre, Beauvoir, Butor, etc... Le regard exercé par le géographe sur la nature et l’espace habité est sensiblement décalé par rapport à celui de ses pairs écrivains. Les faits géographiques constatés sont comparés à leurs correspondants français en termes d’échelles, de formes, de fonctions.
Julien Gracq a écrit « Je n’oublie jamais un paysage que j’ai traversé... »* (Lettrines, p. 190). On peut donc s’interroger sur la fonction de ces photographies dans le souvenir de ce périple et dans l’écriture qui a suivi. Avant la prise de l’image, avant que son cadrage soit déterminé, la culture du géographe détient des représentations qui vont se confronter au terrain, à la face de la terre américaine. Puis les textes entretiennent avec ces images une double relation : la désignation du géographe et le sentiment du voyageur.
Le choix de la diapositive comme support est celui d’un professeur : le procédé permet par la projection de rendre publique l’image, et de l’accompagner de commentaires. Elle ne réserve pas cette image à un album personnel ou intime, même si cette série est demeurée longtemps ignorée.
Le Mississippi de Mark Twain interpelle l’écrivain : « Le long du Mississippi ou des rivières courtes et abondantes qui dévalent des Appalaches, on est surpris de l’aspect sauvage, non maîtrisé, non aménagé, des fonds de vallée : marais jamais colmatés, faux bras innombrables où s’accroche une espèce de mangrove, petites îles herbues, hirsutes, comme des radeaux de foin échoués dans le fil du courant » (Lettrines 2).
Ce haut Mississippi du Wisconsin avait été décrit en 1936 par le géographe Henri Baulig dans sa Géographie Universelle : « Il est nettement encaissé entre les bluffs de 50 à 200 mètres de haut avec un large fond plat, où, affaibli depuis le retrait des glaciers, il trace un lacis de bras, enveloppant des îles basses, humides et boisées ». Dans un autre fragment, Julien Gracq reprend le terme de bluff utilisé par Baulig qui désigne localement des falaises : « Prairie-du-Chien : les bluffs de calcaire jaune au-dessus du Mississippi, les îles et les faux bras du fleuve, les prairies aquatiques d’un vert éclatant vernissé ». L’œil du géographe dispose des termes pour ancrer sa description. Et en face du grand fleuve américain encore sauvage le riverain de la Loire angevine mesure à quel point celle-ci est domestiquée.
« Sur les routes de Madison à Chicago, à Milwaukee, à Prairie-du-Chien, à des centaines et des centaines d’exemplaires, d’elle-même, partout la même ferme, avec sa grange de bois à pignon ogival, peinturlurée de lie-de-vin, flanquée du clocher tronqué de son silo à maïs que coiffe une calotte d’aluminium » : la standardisation de l’habitat agricole suscite chez le visiteur habitué à la diversité des fermes françaises une frustration un peu moqueuse. Il ignore sans doute que cette loi de la série est assumée, au même moment par un géographe américain, John Brinckerhoff Jackson (1909-1996), qui lui est contemporain. Dans ces plaines agricoles règne le paysage ordinaire ou vernaculaire, dont J-B. Jackson a fait l’analyse**. Julien Gracq pratique ce que J-B. Jackson appelle l’hodologie, c’est-à-dire la vision paysagère au fil du chemin, expérience qui est lui est chère.
La photo prise derrière un large pare-brise américain est une variante. Axialité de la route qui se mue en rue, alignement latéral des stations-service, drugstores, motels, défilement des poteaux et de leurs câbles téléphoniques ou électriques. Dans sa revue Landscape, J-B. Jackson a dessiné ce leitmotiv vernaculaire. En 1970 Julien Gracq publie la nouvelle La Presqu’île, dans le recueil éponyme. Simon y pratique l’hodologie : « Dès que la voiture eut passé la crête, son humeur commença à s’éclaircir. Le soleil avait reparu. Tout au fond, là où s’annonçait le carrefour de la route de Bretagne, une station-service barrait la perspective de son bungalow colonial badigeonné de blanc et faisait onduler dans le vent ses oriflammes. » L’Ouest français se fait ici l’écho du Middle-West américain.
Le cadre de la vie universitaire à Madison ne ressemble en rien à ce que le jeune Louis Poirier a vécu au Quartier latin, sur la monumentale et minérale Montagne Sainte-Geneviève, qui lui semblait « porter le sceau revêche de quelque cléricature, universitaire ou religieuse. » Aux États-Unis, le paysage vernaculaire universitaire est celui de la symbiose de la ville et du campus universitaire dans un cadre végétal, fait d’arbres et de pelouses. Julien Gracq, qui s’est rêvé en plante humaine, arpente avec plaisir cette arboretum : « La flore aussi me captivait, et les beaux arbres : l’érable, le chêne noir avec ses feuilles pendant à la verticale, le sumac buissonneux, le shag bark hickory : l’Amérique du Meschacebé transparaissait là encore, tenue en lisière, mais non domestiquée, toute prête à reconquérir et à reverdir ». Les villas des professeurs sont abritées par la « haute parure verdoyante de la ville », mais une Coccinelle blanche – punctum barthesien ? – au bout de la perspective est un signe de présence étudiante.
L’auteur de Pour galvaniser l’urbanisme, qui s’ouvre par « il serait pour nous d’une grande séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l’extravagante priapée des gratte-ciel » se trouve à Chicago, puis à New-York « dans la pénombre encavée du canyon des rues sous le ciel éclatant... ». Objets impossibles à cadrer depuis le sol : la skyline n’est visible qu’à distance, au dessus des plans d’eau de la baie de New York. C’est sur l’Hudson, depuis le pont du France, que Julien Gracq a saisi, en contre-jour, les Twin Towers en construction en cet été 1970. Mais cette vision a suscité chez lui un étonnement vis-à-vis de leur écroulement de 2001 : il avait été le témoin de toute l’armature censée les rendre indestructible. Ce souvenir du chantier s’est télescopé avec les images de l’événement.
Sous « l’immense Pont de Verrazano, tout neuf » qui « enjambe le goulet le plus étroit », le paquebot France quitte New York, en contre-plongée. Son passager, Julien Gracq, qui a abordé l’Amérique par-dessus le Labrador, glisse sous ce monument technique. Il avait observé dans le Wisconsin « ces ponts jetés au petit bonheur à travers des marigots pleins de nénuphars pour les chariots des émigrants – bricolage branlant et hasardeux à la solidité improbable. » Ici, la mégalopole s’est donné un pont à son échelle. À son retour, devant sa maison familiale, le pont suspendu de Saint-Florent-le-Vieil a dû lui paraître bien provincial.
Le motif de ce voyage et de ce séjour aux États-Unis était d’ordre littéraire mais l’expérience vécue est proprement géographique, entre les paysages de nature et ceux que la culture américaine a produits dans les campagnes et dans les villes.
Jean-Louis Tissier
* Lettrines, p. 190
** À la découverte du paysage vernaculaire, Éditions Actes Sud/ENSP, (Arles), traduction de Xavier Carrère, 2003, 278 pages (titre original : Discovering the Vernacular Landscape).