Texte d'Emmanuel Ruben
pour l'exposition Julien Gracq, l'œil photographique
« Les écrivains qui, dans la description, sont myopes, et ceux qui sont presbytes. Ceux-là chez qui même les menus objets du premier plan viennent avec une netteté parfois miraculeuse, pour lesquels rien ne se perd de la nacre d’un coquillage, du grain d’une étoffe, mais tout lointain est absent – et ceux qui ne savent saisir que les grands mouvements d’un paysage, déchiffrer que la face de la terre quand elle se dénude. Parmi les premiers : Huysmans, Breton, Proust, Colette. Parmi les seconds : Chateaubriand, Tolstoï, Claudel. Rares sont les écrivains qui témoignent, la plume à la main, d’une vue tout à fait normale. »
Soixante-dix ans après le refus du Prix Goncourt qui a fait de lui cet écrivain à la fois si secret et si reconnu dans le monde entier, la Maison Julien Gracq, la Bibliothèque nationale de France, la Ville de Caen, la Ville et l’Université d’Angers, ont souhaité rendre hommage au grand écrivain français en dévoilant une part de son travail restée longtemps en marge de son œuvre littéraire et géographique. Il s’agit d’une sélection inédite d’une cinquantaine de photographies parmi les centaines de clichés pris par Julien Gracq lui-même à l’aide d’un appareil Zeiss Ikon Contessa. Ces diapositives numérisées et aujourd’hui conservées à la Bibliothèque Universitaire d’Angers ou dans des fonds privés constituent un ensemble exceptionnel qui reflète la curiosité de cet arpenteur du grand chemin et nous donne à voir des paysages d’Europe et d’Amérique très divers – de la Normandie au Wisconsin, de la Castille au Latium, en passant par l’Anjou et le Massif Central.
Julien Gracq le disait dans un entretien avec Jean-Louis Tissier, c’est la face de la terre qui l’intéresse. Au gré de ses traversées de la France, de l’Europe et de l’Amérique, l’auteur photographie des falaises de craie, des collines plantées de vigne, des canaux et des futaies, des forteresses et des citadelles, des fleuves, des lacs, des rivages, des cluses, des combes et des lignes de crête. À scruter ces photographies, on croit parfois retrouver, dans un lieu tout à fait inattendu, un château d’Argol, un rivage des Syrtes, ou un balcon en forêt. C’est dire à quel point les paysages fictifs de Gracq habitent désormais notre imaginaire géographique et devancent notre rapport à l’espace. Mais il est un motif qui revient souvent : celui de la route qui se déploie devant l’œil du géographe, car chacune de ces photographies, chacun de ces panoramas, comme il le disait lui-même, est « une projection d’un avenir dans l’espace (…), une sorte de chemin de la vie ».
C’est toujours en géographe et en écrivain que Gracq photographie le paysage : il y lit les strates géologiques que le grain de la pellicule vient saisir et rehausser de leur ombre mais il y lit aussi l’horizon de l’œuvre à écrire et qui se déroule devant lui. Ce sont ces carnets photographiques du grand chemin de Gracq que nous vous invitons à découvrir. Grâce au soutien de La Bibliothèque nationale de France, nous avons choisi de les accompagner de fac-similés de pages manuscrites qui viennent légender l’image. En écho à ces images légendées, nous avons proposé à des auteurs familiers de l’œuvre de Gracq de commenter tel ou tel aspect de cette sélection inédite et de nous faire part de leur enthousiasme à voir enfin révélée cette part jusque-là inconnue de l’œuvre gracquienne. Poursuivre ainsi les échos que l’œuvre de Julien Gracq suscite dans la littérature contemporaine et les sciences humaines, c’est pour nous la meilleure manière d’honorer son testament et de remplir notre mission d’utilité sociale : faire vivre les littératures, les arts et les savoirs.
Emmanuel Ruben
Directeur artistique et littéraire de la Maison Julien Gracq
Remerciements :
Olivier Tacheau – Bibliothèque municipale de Caen
Marc-Édouard Gautier – Bibliothèque municipale d’Angers
Jérôme Villeminoz – Bibliothèque nationale de France
Lucie Plessis – Bibliothèque universitaire d’Angers
Bernhild Boie – exécutrice testamentaire de Julien Gracq
Ville de Caen
Ville d’Angers
* Œuvres complètes, éd. B. Boie et Cl. Dourguin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989-1995, t. II, p. 160-161