L'Apocalypse de Salvador Dali : une porte ouverte au ciel
Le 02/05/2019 à 23h31 par Marc-Édouard Gautier
Résumé

« Une porte était ouverte au ciel » : l'épreuve d'artiste d'une magnifique gravure de Salvador Dali renouvelle l’iconographie d'un verset de L’Apocalypse de saint Jean abondamment illustré au Moyen Âge, notamment dans la tapisserie d'Angers.

Un livre-monument pour L’Apocalypse

Inspiré par le gigantisme de la tapisserie de l’Apocalypse d’Angers et par l’ampleur des menaces de la Guerre froide, l’éditeur d’art Joseph Forêt commence en 1958 une édition de L’Apocalypse de Saint Jean qui aspire à être un livre monument, pendant strictement contemporain du Chant du monde de Jean Lurçat.

 

Le texte biblique est calligraphié sur des pages de parchemin de 75 × 65 cm. Vingt-et-une gravures ou peintures de même dimension doivent l’accompagner. Joseph Foret sollicite pour cela sept artistes emblématiques des tendances artistiques de l’époque : Bernard Buffet, Salvador Dali, Léonard Foujita, Georges Mathieu, Leonor Fini, Pierre-Yves Trémois et Ossep Zadkine.

 

À la suite du texte de l’Apocalypse, dans une seconde partie de commentaires, sept écrivains, Jean Cocteau, Jean Rostand, Daniel-Rops, Jean Guitton, Emil Cioran, Jean Giono et Ernst Jünger proposent chacun un court essai sur le thème, illustré par un artiste (Jean Cocteau, Ernst Fuchs, Roger Lersy, Michel Ciry, Ludovic Mercher, Albert Decaris, Frédéric Delanglade).

Achevé en 1961, l’ouvrage se compose de 150 feuilles de parchemin qui, juxtaposées, approchent la longueur de ce qu’il subsiste de la tapisserie de l’Apocalypse. Une couverture de bronze, or et pierres précieuses de 150 kg imaginée par Salvador Dali protège l’ensemble. Vingt-cinq ateliers d’art ont participé à la création du livre. Exposé d’abord au Musée d’art moderne de Paris puis au Vatican, il parcourt le monde en plus de 140 expositions jusqu’en 1970.

 

Une acquisition récente au sein des collections d’éditions illustrées de L’Apocalypse de Saint Jean

Dans le cadre de sa politique patrimoniale, la bibliothèque municipale d’Angers rassemble les éditions illustrées de L’Apocalypse de Saint Jean. La période de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide a été particulièrement féconde en ce domaine. La bibliothèque se devait de s’intéresser au chef-d’œuvre bibliophilique de cette époque dont elle conserve une vingtaine d’autres éditions illustrées de L’Apocalypse. Elle a pu ainsi acquérir quelques gravures en feuilles tirées à part des illustrations de la commande de Joseph Forêt. En 2017, une des trois pointes sèches de Bernard Buffet, Saint Jean [avec l’Agneau] (Angers, bibl. mun., Fi 001) et une photographie par Paul Almasy de la reliure (Angers, bibl. mun. Rés. PH 068) ont rejoint les collections. L’année dernière a permis l’entrée d’une épreuve d’artiste de la remarquable troisième gravure de Salvador Dali présentée comme trésor de ce mois de mai 2019.

À gauche : Bernard Buffet, Saint Jean [avec l’Agneau] (Angers, bibl. mun., Fi 001). À droite: reliure orfévrée de L'Apocalypse ar Salvador Dali. Cliché de Paul Almasy (Angers, bibl. mun. Rés. PH 068).

 

Une iconographie novatrice

L'épreuve d'artiste d'Angers, croisant des techniques mixtes de gravure sur cuivre et de lithographie en couleur est une copie de l'œuvre originale réalisée par Dali le 11 mai 1959 pour le livre de Forêt sur une feuille spécialement fabriquée par le Moulin Richard de Bas - la seule feuille de papier de tout le livre - incrustée de multiples clous, clefs, aiguilles et charpie avant d'être peinte.

 

Salvador Dali et la forme de la feuille originale d'Hostie pour l'exemplaire de L'Apocalypse de Joseph Forêt. Cliché Robert Cohen, 11 mai 1959. © Blouin ArtInfo.

 

Elle offre une iconographie très nouvelle pour illustrer L’Apocalypse. Intitulée Hostie par Dali, elle donne à voir au premier regard une Crucifixion présentant le Christ suspendu en croix, entre la Vierge et saint Jean, assis en méditation, disposés sur un disque blanc pouvant évoquer une hostie. L’encadrement bleu dessine comme un calice au-dessus duquel est élevée cette hostie.

Cette illustration paraît sans rapport avec le passage de L’Apocalypse qu’elle semble accompagner puisque la gravure se trouve à la suite des lettres aux sept églises d’Orient. En fait, Dali en concevant cette scène se projette déjà sur la partie suivante du livre dont l’illustration revenait à Foujita. La zone bleutée découpe la silhouette d’un trou de serrure qui fait écho au début du chapitre suivant de L’Apocalypse : « J'eus ensuite la vision que voici : une porte était ouverte au ciel » (Apocalypse, IV, 1). C'est par cette ouverture que Jean perçoit la suite de ses visions.

À gauche : Jean de Bruges, tapisserie de L’Apocalypse d’Angers, vers 1375. Scène 4, La vision du trône de Dieu : première représentation de la porte par laquelle Jean perçoit ses visions (Apocalypse, IV, 1). À droite : Jean de Bruges, tapisserie de L’Apocalypse d’Angers, vers 1379. Scène 56, Les sept dernières plaies : détail de la porte. Clichés de Patrice Giraud (1980). Don Patrice Giraud et Claire Giraud-Labalte à la bibliothèque municipale d’Angers, novembre 2018.

 

Ce verset avait inspiré à Jean de Bruges les guérites dans lesquelles Jean prend place dans une majorité de scènes de la tapisserie de l’Apocalypse. L’idée se retrouvait dans de nombreuses Apocalypses enluminées au Moyen Âge. Dali la renouvelle complètement par ce trou de serrure. Derrière un possible clin d’œil  à la vue sur le Vatican par la porte du couvent des chevaliers de Malte sur l’Aventin, derrière l'ironie facétieuse envers le curieux qui cherche quelque apocalypse ou révélation en observant par la serrure, la confusion volontaire entre les formes de la serrure et de l’hostie propose une lecture subtile de ce verset en rappelant un autre passage johannique dans lequel le Christ déclare « Moi, je suis la porte » (Jean, X, 9). En donnant à voir par ce trou de serrure la Crucifixion plutôt que le trône céleste divin évoqué dans la suite du chapitre 4 de L’Apocalypse, Salvador Dali fait résonner également la non moins fameuse pensée de Pascal, « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ». Vertigineux renouvellement d’une image qui avait déjà passionné les peintres médiévaux.

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