Trésor du mois : un livre d'heures angevin, source inédite sur l'abbaye Saint-Serge
Le 06/02/2024 à 13h49 par Sophie Renaudin
Résumé

Copié et peint vers 1460 pour une laïque lettrée, le livre d'heures présenté ce mois-ci offre un très beau témoignage de l’œuvre picturale des ateliers de ville angevins au temps du roi René, hors du cercle curial. A travers une enluminure exceptionnelle des saints Serge et Bach, il apporte également des éléments inédits sur le décor sculptural ancien de l’église Saint-Serge, édifice majeur du gothique de l’Ouest.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Livre d’heures manuscrit enluminé sur parchemin, réalisé à Angers vers 1460 pour une commanditaire angevine. Rés. Ms. 3720
174 f. de parchemin, 18,6 x 13,5 cm ; 12 peintures à pleine page et 24 petites enluminures historiées pour le calendrier ; marges à décor végétal rehaussé d'or avec fleurs, fruits et animaux au naturel

 

Un atelier d’enluminure angevin

 

Présentés lors d’une mémorable exposition au château d’Angers en 2009, les somptueux manuscrits réalisés pour le roi René et son entourage sont bien connus des spécialistes (cf. catalogue de l’exposition). À l’ombre de ces chefs-d’œuvre réalisés par de très grands artistes tels Barthélemy d’Eyck, le Maître de Jouvenel ou le Maître du Boccace de Genève, s’élaborent des œuvres plus modestes dans les ateliers de la ville, à destination d’une clientèle laïque. Anonyme et pour l’heure inconnu, le peintre de ces Heures s’inscrit dans le sillage de l’enlumineur du Pontifical d’Hélie II d’Angoulême, abbé de Saint-Serge, réalisé à Angers lors de son second abbatiat, de 1412 à 1418 (Nantes, Musée Dobrée, Ms. 10). Les enluminures historiées du calendrier sont en effet très proches de celles du Pontifical, pourtant peint quarante ans plus tôt, par le cadre, le vocabulaire ornemental et la facture des personnages trapus, au canon court, témoignant ainsi du conservatisme des ateliers angevins comme de leurs commanditaires dans l’agencement et le choix des motifs iconographiques.
 
 

     Pontifical d'Hélie II de Beaumont, 1412-1418. Nantes, Musée Dobrée, Ms. 10

     Mois de février, homme se chauffant devant l'âtre

 
Angers, rés. ms. 3720. Mois de février, homme se chauffant devant l'âtre

 

Néanmoins, notre peintre introduit quelques éléments nouveaux par rapport à son modèle : un intéressant détail quotidien comme les patins aux pieds du paysan qui se chauffe en février, ou la transformation du motif du chasseur, au mois de mai, en chasse courtoise, avec un élégant couple devisant à cheval, dont le cavalier porte au poing un faucon.

 

   Pontifical d'Hélie II de Beaumont, 1412-1418. Nantes, Musée Dobrée, Ms. 10

Mois de mai, chasseur au faucon

 

 

 

Angers, rés. ms. 3720. Mois de février, chasse courtoise

 

Sur les douze enluminures pleine page, trois se distinguent particulièrement par une élaboration plus poussée, voire une complète originalité : l’Annonciation, l’Office des morts et surtout le suffrage à saint Serge et à saint Bach.
 
Conformément à son importance liturgique et à sa position d’ouverture, l’Annonciation est encadrée d’une riche bordure peuplée de fleurs, fruits et oiseaux au naturel.
 
 
Angers, rés. ms. 3720. Annonciation
 
La scène se tient dans une église, présentée en coupe. Par certains de ses éléments caractéristiques (tailloirs octogonaux, forme des voûtes très bombées et des liernes), l’édifice représenté pourrait évoquer l’intérieur de l’église Saint-Serge, notamment les fines colonnes isolées et le doublet à meneau surmonté d’un oculus redenté quadrilobe, jouxtant la chapelle sud dont la campagne de construction a pu être datée entre 1451 et 1477 (cf. article de Daniel Prigent sur la restauration de Saint-Serge).  À tout le moins, l’enluminure évoque les grands chœurs du gothique angevin dont Saint-Serge constitue le type le plus achevé.
 
Si l’effet de réalisme est certain, la voûte alternant fond rouge et fond bleu étoilé, ainsi que les pinacles dorés surmontant le toit de l’édifice sont comme un lointain écho iconographique de manuscrits enluminés par le Maître de Rohan, actif à la cour d’Anjou entre 1420 et 1435 et principal peintre des Heures de René d’Anjou commandées pour le futur roi par sa mère Yolande d’Aragon (BnF, Latin 1156A), ainsi que des Grandes Heures de Rohan (BnF, Latin 9471).
 
 

 

Grandes Heures de Rohan, BnF Latin 9471. Office des morts, f. 185

 

 

 

Angers, rés. ms. 3720. Annonciation, détail

 

Cette influence possible du Maître de Rohan sur notre enlumineur se fait aussi parfois sentir dans les silhouettes graphiques et comme cernées de noir des personnages.

 

 

Grandes Heures de Rohan, BnF Latin 9471, f. 198

 

 

Angers, rés. ms. 3720. Visitation

 

Elle se ressent également dans la lettrine qui ouvre l’office des morts. Dans la panse du D, initiale du premier verset du psaume 114 (« « Dilexi quoniam exaudiet Dominus ». Numérotation de la Vulgate), est figurée une tête de mort, peut-être inspirée par celle de l’Office des Grandes Heures de Rohan, qui s’ouvre par le même verset.

 

Angers, rés. ms. 3720. Office des morts

 

Angers, rés. ms. 3720. Office des morts, détail

 

Grandes Heures de Rohan, BnF Latin 9471. Office des morts, détail, f.159

 

Sans exagérer ces influences d’un Maître de premier plan sur un enlumineur plus tardif au modeste talent, il est possible que certains motifs et choix iconographiques dérivés des prestigieux manuscrits de la bibliothèque ducale se soient transmis à des ateliers de ville.
 
Une enluminure s’impose toutefois par sa totale singularité : celle du suffrage aux saints Serge et Bach, unique peinture pleine page de cette section du livre d’heures. L'abbaye Saint-Serge, fondée au VIIe siècle, possédait les reliques de ces deux martyrs chers aux rois mérovingiens Clovis II et Chilpéric III. Agenouillée à l’entrée du choeur devant les deux saints, la commanditaire est revêtue de couleurs identiques à leurs cottes. De ses mains jointes part un phylactère : « Martyres Dei : mementote mei ». Face à elle, saint Serge et saint Bach sont représentés en chevaliers, ce qui est conforme à leur qualité historique (tous deux étaient chevaliers romains à la fin du IIIe siècle sous l’empereur Maximien), mais constituent un cas unique dans les enluminures occidentales anciennes des deux saints.
 
 
Angers, rés. ms. 3720. Suffrage à saint Serge et saint Bach
 

Une source iconographique exceptionnelle sur l’abbaye Saint-Serge

Outre son apport à l’histoire de l’art et à celle du culte des deux saints, l’enluminure délivre d’autres informations, plus précieuses encore. Les armoiries arborées par les deux saints sur leurs cottes et leurs boucliers sont en effet celles de l’église Saint-Serge, telles qu’elles figurent sur le sceau de Jean IV de Bernay, abbé de Saint-Serge entre 1445 et 1466 (Cartulaire de Saint-Serge, copie de Gaignières, BnF, Latin 5446, f. 77), précisément à l’époque où sont peintes les Heures : à dextre, un écu au rais d’escarboucle fleurdelisé, à senestre, un écu à une croix d’or cantonnée de croisettes.
 
 
Cartulaire de Saint-Serge, copie de Gaignières, BnF, Latin 5446. Sceau de Jean de Bernay 
 

Sur le sceau d’Hélie II d’Angoulême, abbé de Saint-Serge, daté de 1388 (Cartulaire de Saint-Serge, copie de Gaignières, BnF, Latin 5446, f. 188v), les deux écus présentaient encore la même figure, à savoir les rais d’escarboucle, puisque Serge et Bach appartenaient à la même unité d'élite, la Scola gentilium, sous l'empereur Maximien. Seules les couleurs devaient différer, l'un devant être d'azur et l'autre de gueules.

 

 

 
Cartulaire de Saint-Serge, copie de Gaignières, BnF, Latin 5446. Sceau de Hélie II de Beaumont 
 
Comme il existait un risque de confusion avec le chapitre cathédral, un changement a été adopté précisément au XVe siècle pour que l'abbaye possède deux écus accolés très différents. L’enluminure de notre livre d’heures serait contemporaine de ce changement d’armoiries et figurerait donc la plus ancienne représentation en couleurs des armoiries de l’abbaye Saint-Serge après cette différenciation des deux écus.
 
Le premier « archéologue » angevin, Bruneau de Tartifume, dans son ouvrage Angers, contenant ce qui est remarquable en tout ce qui estoit anciennement dict la ville d'Angers, daté de 1636 (Bibl. mun. Angers, Rés. ms. 995, t. 2, v. 1623, p. 109 et 131) livre deux dessins de quatre statues des saints Serge et Bach autrefois situées deux à l’entrée de l’église abbatiale, deux sur le maître-autel, très proches de l’enluminure.
 
Bruneau de Tartifume, Jacques, Angers, contenant ce qui est remarquable en tout ce qui estoit anciennement dict la ville d'Angers, 1636. Rés. ms. 995, tome 2, f. 109
 
 
Bruneau de Tartifume, Jacques, Angers, contenant ce qui est remarquable en tout ce qui estoit anciennement dict la ville d'Angers, 1636. Rés. ms. 995, tome 2, f. 131
 

Enfin, à gauche de la femme en prière, apparaît un curieux monument horizontal porté par un nombre impair de pieds : il pourrait s’agir de la plus ancienne représentation du tombeau de saint Brieuc, troisième saint dont l’abbaye Saint-Serge revendiquait de posséder les reliques. Bruneau de Tartifume donne également une description et un dessin de ce tombeau, présenté comme une table de pierre ardoisine portée par cinq piliers de pierre (Bibl. mun. Angers, Rés. ms. 995, t. 2, v. 1623, p. 122).

 
Angers, rés. ms. 3720. Suffrage à saint Serge et saint Bach, détail
 
 
Bruneau de Tartifume, Jacques, Angers, contenant ce qui est remarquable en tout ce qui estoit anciennement dict la ville d'Angers, 1636. Rés. ms. 995, tome 2, f. 122
 
Outre l'intérêt de sa facture angevine, ce livre d’heures constitue donc une nouvelle source, importante et inédite, pour les historiens de l’abbaye Saint-Serge.
 
 
 
 
 
 

 

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